< HORS DES SENTIERS CONÇUS >
LA PLACE DE L’HUMAIN DANS L’INTERACTION HUMAIN‑MACHINE
Robin Roland / -Contact :
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A completely predictable future is no future, but a continuous present.
In a world where even our deepest desires can be foreseen, where we have lost our autonomy, we long for what remains beyond the domain of data, algorithms and databases and AI.« Un futur complètement prévisible n’est pas un futur, mais un présent continu.
Dans un monde où même nos plus profonds désirs peuvent être anticipés, où nous avons perdu notre autonomie, nous aspirons à ce qui demeure au‑delà du domaine de la donnée, des algorithmes et des bases de données et de l’IA. »
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier l’entièreté de l’équipe pédagogique qui m’a accompagné durant ces deux années de Master et dont je n’oublie aucun des noms : Nolwenn Maudet et Kim Sacks pour m’avoir aidé durant tout le processus de création de ce mémoire ; mais également Benjamin Goulon, Vivien Philizot, Éloïse Cariou, Margaux Crinon, Stéphane Thomas, Laurent Hinton, Romain Goetz, Benjamin Samson, Jean‑François Tournoux et Timothée Goguely.
Je veux remercier en particulier Nolwenn Maudet, pour avoir fait basculer ma vie professionnelle pour le meilleur en me faisant intégrer le cursus universitaire qu’elle propose et co‑dirige.
Je remercie les personnels du CROUS de Strasbourg et du FEC, souvent oubliés, sans lesquels mes études n’auraient tout simplement pas été possibles économiquement et matériellement.
Je remercie mes collègues de promotion pour toutes ces journées studieuses ; et ces soirées l’ayant moins été ; que nous avons passées ensemble.
Je salue en particulier Oana Merle, amie et amante, et aussi Nicolas Diebold, Maël Guillemot et Hugo Anneheim, qui ont tous pris le temps de relire mon œuvre et d’en corriger des défauts. Il y en a encore, il y en aura toujours, mais il y en a moins.
Je tiens à remercier mes parents, pour m’avoir donné le goût d’apprendre, d’être curieux.
J’étreins la mémoire de mon grand‑père, mort pendant que j’étudiais en Master. Si tant est que cet ouvrage est une réussite, je la lui dédie.
Enfin et surtout, je tiens à m’excuser d’avoir écrit mon nom au marqueur indélébile noir au fond de la salle de cours.
SI TOUS LES HUMAINS SONT UTILISATEURS, TOUTES LES INTERFACES SONT UTILES
Certains concepts semblent tant aller de soi qu’ils n’attirent que peu l’attention, et ne sont que peu remis en question.
Des notions fondamentales à l’exercice d’une pensée, même scientifique, peuvent faire l’objet de consensus tacites. Elles peuvent se retrouver dans de nombreux travaux fondamentaux, être des références acceptées… Mais dans le même temps recouvrir des fractures sémantiques, logiques et philosophiques conséquentes.
Il existe au moins une telle notion, couramment usitée mais insaisissable, dans le champ d’étude des interactions et Interfaces Humains-Machines (IHM). Environ cinquante ans après que ce champ se soit formalisé, Kasper Hornbaek et Antti Oulasvirta relèvent en 2017 que le concept d’interaction, aussi fondamental soit‑il à l’étude des IHM, ne possède pas de définition formelle consensuelle1Hornbæk, Kasper, et Antti Oulasvirta. « What Is Interaction? » Dans CHI '17 : CHI Conference on Human Factors in Computing Systems. New York, États‑Unis d’Amérique : Association for Computing Machinery (ACM), 2017. Disponible sur : https://doi.org/10.1145/3025453.3025765 . Il n’y a d’ailleurs pas d’aperçu ou compilation des différentes formalisations dont il a pu faire l’objet. De l’interaction humain-machine pensée comme un dialogue, à celle pensée comme une relation de contrôle, en passant par celle décrite comme une expérience ; une vision en chasse une autre.
Ces visions sont souvent utilisées par les chercheurs et designers de façons implicites et tacitement acceptées dans leurs travaux, ce qui n’aide pas à leur identification et leur questionnement.
C’est dans l’inscription d’une quête de sens et de défrichage similaire, toujours dans le domaine de l’étude des IHM et plus précisément dans le champ fondamental du design UX* User centric [centriX] ; centré autour de l’utilisateur en français des interfaces visuelles, que je me penche sur la notion… D’humain.
Sous des idiomes propres au design, l’humain est souvent invoqué dans le champ de l’IHM. Dans ces invocations, une notion qualificative de l’humain ressort systématiquement : celle selon laquelle il est un utilisateur des interfaces.
De façon générale, un utilisateur en IHM se définit aussi simplement : c’est un individu motivé par un but qu’il cherche à atteindre en usant de l’interface.
Bien que cela constitue une façon de resserrer la définition de l’humain dans l’IHM qui ne semble pas chargée idéologiquement, nous verrons un peu plus tard que cette notion « d'utilisateur » véhicule sans l’avouer une politique de design.
Il est possible de demander à n’importe quel designer en IHM ce que souhaite profondément un utilisateur lorsqu’il interagit avec une machine. Chacun sera à même de donner une motivation qui meut l’utilisateur dans ses pratiques et ses manières d’interagir avec les interfaces numériques. Chacun pourra donner une vision vague, des exemples concrets, voire même une définition de ces objectifs qu’il aura affinée lui‑même par expérience du terrain, ou qu’il aura emprunté à une autre personne du milieu.
À partir de là, le design de l’IHM comme champ d'études connaît des divergences d’opinions surtout sur la nature des buts qui meuvent les utilisateurs. Et conséquemment à ces divergences sur les buts, les designers s’interrogent sur la façon dont l’interface numérique devrait au mieux aider les utilisateurs ; comment elle devrait être conçue, quelles interactions devrait‑elle proposer, quelle serait son esthétique jugée optimale et plus ergonomique, et quels seraient certains écueils de conception qu’elle devrait éviter d’incorporer. Ces débats ont par exemple pu, pendant la seconde moitié du vingtième siècle et jusqu’aux années 2000, nourrir des réflexions sur le design d’interfaces soucieuses de respecter « l’ergonomie » de l’humain2Bastien, J. M. Christian, et L. Dominique Scapin.Critères Ergonomiques pour l’Évaluation d’Interfaces Utilisateurs. Rocquencourt, France : INRIA Rocquencourt, mai 1993. Disponible sur : https://doi.org/10.1080/10447319209526035 et https://www.researchgate.net/publication/220302615_Ergonomic_Criteria_for_the_Evaluation_of_Human-Computer_Interfaces_Criteres_Ergonomiques_pour_l’Evaluation_d’Interfaces_Utilisateurs(français) , ou encore de décupler sa productivité en milieu professionnel3 Lapointe, François. La convivialité des interfaces : Proposition d’une méthodologie d’évaluation. Laval, Canada : Centre Canadien de Recherche sur l’Informatisation du Travail (CCRIT), ministère des Communications du Canada, août 1990. Disponible sur : https://publications.gc.ca/site/fra/9.877440/publication.html .
On peut aussi parler du rôle ; quasiment normatif de nos jours ; des approches de design dites centrées utilisateur, qui affirment par le prémisse implicite que l'humain étant utilisateur, c’est que l’interface se doit de lui être utile. Et que pour être utile, l’interface doit lui permettre de parvenir à ses buts, doit répondre à ses besoins.
Pour rendre opérationnelle cette idée altruiste de servir les besoins d’un utilisateur, le design contemporain d’IHM s’est structuré en un processus en deux temps :
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Le premier est l’expression et l’éventuelle mise en œuvre d’un sondage naturaliste des humains envisagés comme utilisateurs potentiels des systèmes informatiques, dans l’intention d’identifier leurs besoins ;
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Le second, pour produire des vecteurs de conception opérationnels répondant avec certitude aux besoins, est la production d’interfaces qui ne proposent que le minimum d’interactions requises pour que les utilisateurs puissent atteindre ces objectifs qu'on leur a identifiés.
Cela s’est traduit par le fait de designer l’environnement numérique en spécialisant ses usages, en tendant vers le développement d’interfaces et d’objets numériques simplifiés, même jusqu’au mono-tâche et/ou mono-interactionnel4Rosati, Luca. « How to Design Interfaces for Choice ‑ Hick‑Hyman Law and Classification for Information Architecture ». Dans Classification & Visualization: Interfaces to Knowledge, 125–138. Wurtzbourg, Allemagne : Ergon Verlag, 2013. Disponible sur : https://www.lucarosati.it/download/papers/hick-law-classification.pdf . En réduisant les paramètres déterminant l’atteinte de l’objectif de l'utilisateur, cette atteinte pouvait lui être plus facilement conceptualisée, développée, et donc assurée. Cela a aussi consisté en la création d’expériences d’usage les plus rapides et fluides possibles ; car ces caractéristiques permettraient à l’utilisateur de parvenir à son but au plus vite et au prix du moindre effort physique et intellectuel.
Ces idées sont défendues depuis le début des années 2000 par des références telles que le consultant en UX et utilisabilité Steve Krug5Krug, Steve. Don’t Make Me Think: A Common Sense Approach to Web Usability. San Francisco, États‑Unis d’Amérique : New Riders Press, 2000 qui a longtemps été érigé en prophète du design d’IHM moderne, et qui aujourd’hui encore est une référence centrale du secteur du design centré utilisateur.
Ce glissement de la clarification des usages dans un premier temps, vers la compartimentation des usages dans un second, a ensuite permis de développer l’idée de considérer l’utilisation d’un objet numérique comme un processus linéaire, donc un chemin, un parcours, une expérience. Et de ce parcours l’utilisateur ne devrait dévier, afin que son intérêt soit bien servi6Cassou‑Noguès, Pierre. La Bienveillance des machines. Paris, France : Seuil, 2022 . Les expériences proposées par les interfaces centrées utilisateur ont aussi intégré l’idée contre‑intuitive selon laquelle certaines interactions inconfortables ; lorsqu’elles sont introduites à dessein et d’une façon appropriée ; peuvent permettre de mieux circonscrire les interactions utilisateur/machine dans les usages prévus par le designer et les propriétaires des interfaces numériques7Yu, Soon, et Dave Birss. Friction: Adding Value by Making Your Customers Work for It. Zenkarma Media, 2020 .
Bien des critiques ont été émises à l’égard de cette conception de l’utilisateur humain et de la façon dont le design d’interface devrait se plier le plus possible à l’atteinte de ses objectifs supposés.
Elles ont pu dénoncer une tendance quelque peu « égocentrée » chez le designer qui consisterait en la réification/sur‑simplification de l’humain, puisque simplifier l’humain en utilisateur pousserait à ne considérer ses intérêts que dans le seul cadre de ses interactions avec une interface, et donc à ignorer les influences des interfaces numériques sur l’utilisateur en dehors du seul contexte d’usage8Hale, Tamara. « People Are Not Users ». Journal of Business Anthropology 7, no 2 (12 novembre 2018) : 163–83. Disponible sur : https://doi.org/10.22439/jba.v7i2.5601 . Cet angle mort serait un des facteurs qui auraient permis aux designers de concevoir des interfaces numériques de telle façon à ce qu’elles génèrent chez l’utilisateur des comportements d’investissement de temps d’émotion et d’argent compulsifs, qui peuvent avoir des impacts négatifs plus largement sur son bien‑être au‑delà de l’interaction. Mais puisque seul son bien‑être pendant l’interaction est pris en compte, ces effets de bords auraient été trop ignorés.
D’autres déplorent le fait que le design d’expérience consiste souvent à retirer à l’utilisateur l’initiative des interactions qu’il peut avoir avec les interfaces numériques, à diminuer le degré de liberté qu’il a dans dans ses pratiques avec l’informatique, et à terme à faire de lui une personne passive qui se laisse intégralement guider par les expériences que proposent les interfaces numériques ; en somme, une sorte d’utilisateur prolétarisé9Lorusso, Silvio. « Liquider l’utilisateur ». Tèque 1, no 1 (27 janvier 2022) : 10–57. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010 . Cette seconde critique rejoint la première sur son constat d’une perte d’initiative chez l’utilisateur ainsi que la nature de son aliénation ; mais au lieu de les attribuer à un manque d’empathie, elle les attribue au fait d’avoir développé une empathie trop mal placée à son égard. Une empathie paternaliste qui pousse le designer à vouloir trop cadrer les usages de l’utilisateur pour son bien.
Des discussions autour de l’impératif de définition de l’humain comme d’un utilisateur, ainsi que de l’impératif d’en servir les besoins, ont donc bien eu lieu.
À ces problèmes se sont ensuite succédé des propositions de solutions.
Des designers s’étant initialement présentés comme favorables au design centré utilisateur ; dont Donald Norman ; ont très tôt émis l’idée d’abandonner la notion d’utilisateur10Pietro Turi. « Don Norman at UX Week 2008 © Adaptive Path ». YouTube, 1 février 2010. Vidéo, 1:08. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=WgJcUHC3qJ8 .
Mais cette volonté de faire sans l’utilisateur a quelque peu raté les accusations qui la tiennent responsable d’une prolétarisation numérique de l’humain. Cette occasion manquée vient du fait que ce mea culpa ne s’est pas développé car ces designers en quête de repentance ont pensé que les concepts d’utilisateur et d'utilisation péchaient en invitant le designer à développer une empathie bien intentionnée mais bien trop mal placée vis-à-vis de l’agent humain, mais il s’est développé au contraire pour justifier davantage d’empathie dans les démarches de conception.
Chez certains critiques du design centré utilisateur, c’est le centrage de la démarche de design sur l'utilisateur qui est problématique11Bagnara, Sebastiano, et Simone Pozzi. « Design for Reflection ». Work 41 (2012) : 1108–13. Disponible sur : https://doi.org/10.3233/wor-2012-0289-1108 12Masure, Anthony. « Manifesto for an Acentric Design ». Anthony Masure | Enseignant‑chercheur en design, octobre 2019. Disponible sur : https://www.anthonymasure.com/articles/2019-12-manifesto-acentric-design , et pas la notion même d’utilisateur. On pourrait hypothétiquement designer pour des utilisateurs sans pour autant se circonscrire dans la seule satisfaction d’un but qu’on leur attribue. Le concept ne pose donc pas problème, c’est la façon dont les designers l’instrumentalisent qui serait la source de l’aliénation de l’humain dans ses interactions avec la machine.
Enfin, pour d’autres designers critiques tels qu’Olia Lialina, il faudrait veiller à préserver cette notion afin de toujours rendre évidente la relation de pouvoir asymétrique qui lie le designer de l’interface, et son utilisateur13Lialina, Olia, et Jean‑François Caro. « L’utilisateur Turing‑complet ». LGRU Reader, octobre 2012. http://reader.lgru.net/texts/lutilisateur-turing-complet/ . Le premier connaît nécessairement le fonctionnement technique de l’interface, mais pas le second. Lialina reconnaît à la notion d’utilisateur cette imperfection pratique résidant dans le fait qu’elle véhicule les impératifs d’utilité et utilisabilité ; mais elle considère aussi que de lutter contre cette imperfection ne doit pas faire perdre de vue ce concept au moins tant qu’il est encore largement utilisé par les designers dans leurs travaux. Pour elle, le mot utilisateur doit faire l’objet d’une réappropriation sémantique. La personne ainsi qualifiée ne devrait pas être simplement vue comme quelqu’un qui utilise le numérique, mais comme quelqu’un qui sait l’utiliser.
Pour résumer grossièrement, si les designers embrassant l’UXD*Contraction de User centric [centriX] Design ; design centré utilisateur en français peuvent être méfiants vis‑à‑vis de l’utilisateur, c’est surtout car ils peuvent penser que c’est une notion insuffisante pour développer des interfaces inclusives, et qu’en quelque sorte, l'utilisateur serait le maillon conceptuel faible du design centré utilisateur. Et pour les designers critiques de l’UXD ; qui sont largement majoritaires à continuer d’utiliser le terme utilisateur ; leurs réserves portent plus volontiers sur le supposé mésusage du mot pour penser le design, plutôt que son usage tout court. La puissance transformatrice des pratiques de design qu’a la notion d’utilisateur, alors qu’elle véhicule intrinsèquement l’idéologie utilitariste dans son étymologie, serait pour eux une question d’ordre secondaire ; ou même question non avenue.
La façon dont se structure ce débat me fait hausser les sourcils.
Je trouve remarquable que les remises en question de la notion d’utilisateur toutes tentent, sans s’en justifier, de séparer le mot de sa sémantique pour ensuite conserver ce qui chez l’utilisateur et dans l’idée du service qu’il faudrait lui rendre peut les séduire idéologiquement, voire peut bénéficier à leur corporation14Cooper, Geoff, et John Bowers. « Representing the User : Notes on the Disciplinary Rhetoric of Human‑Computer Interaction ». Dans The Social and Interactional Dimensions of Human‑Computer Interfaces. Vol. 10, Human‑Computer Interaction, 48–66. New York : Cambridge University Press, 1995. Disponible sur : https://ics.uci.edu/~corps/phaseii/CooperBowers-RepresentingTheUser.pdf .
Et de façon plus problématique encore à mes yeux, tous ces questionnements et clivages précédemment évoqués dans cette introduction ne sont conscientisés que par une minorité de designers et de chercheurs, dont les propos sont globalement peu connus de la plus large globalité des développeurs d’IHM.
Ces impensés m’interpellent.
L’humain est trop important pour être ignoré : il constitue, au même titre que les notions d’interaction et de machine, un tiers de l’équation posée par le principe d’interaction humain‑machine. Le positionnement idéologique que l’on a en tant que designer vis‑à‑vis de la posture de l’humain dans ses interactions avec l’interface dicte, in fine, les rapports que l’humanité construit et entretient avec les machines.
Cette subjectivité définit l’idée de ce que sont des interactions souhaitables et les pratiques de design permettant de les atteindre.
Si la nature de l’humain est rarement questionnée en IHM, et si l’utilisateur est un concept que l’on prend pour acquis, tous deux recouvrent pourtant des tensions philosophiques qui ne sont pas anodines, puisque structurantes des démarches des designers. Pour mieux en jauger l'importance, il faut rendre compte des rapports vivants entre les différentes perceptions du rôle et du statut de l’humain dans l’IHM.
En clarifiant les rapports que les designers entretiennent avec l’humain dans l’IHM, par exemple en détaillant leurs visions de l’humain et en les explicitant, nous nous permettrions de mieux comprendre et mesurer les effets recherchés et incidents de nos designs sur le bien‑être de ceux et celles qu’ils impactent.
À travers des références de la littérature traitant de l’utilisateur, de ce qui l’anime et de son rapport à l’interface, ce mémoire en donnera un aperçu global, en analysera et dégagera des tendances idéologiques. Il tentera aussi d’aiguiller vers de nouvelles ou moins consensuelles pistes pour penser notre rapport à l’humain dans l’IHM.
La question qui anime cette démarche est d’autant plus vaste qu’elle s’énonce simplement :
Quelle place le designer donne‑t‑il à l’humain dans l’interaction humain‑machine ?
COMMENT LA NOTION D’UTILISATEUR FORME L’INTERFACE
1.A. LA NORMALISATION DE L’EXPÉRIENCE
1.A.1. SUR L’IMPÉRATIF ÉCONOMIQUE DANS L’IHM : DE L’IMPLANTATION VALEUR TRAVAIL AU DÉVELOPPEMENT DÉMAGOGIQUE DE L’INTERFACE
Avant de vouloir être centrés sur l’utilisateur, sans friction, ou encore engageants, les objets numériques étaient plutôt designés au vingtième siècle de façon à être efficaces et rapides pour convenir à un environnement bureautique professionnel et axé sur la productivité. On considérait la personne manipulant un ordinateur comme un travailleur de bureau, devant prendre le temps de se former à la manipulation d’interfaces numériques dont l’implantation et l’utilisation étaient décidées par des tiers (sa hiérarchie, ou d’autres groupes de travail de son organisation).
Pour exprimer des outils numériques adaptés à cet environnement d’exploitation spécifique, on qualifiait souvent le médium d’interaction entre ces ordinateurs et l’agent humain d’interface outil3Lapointe, François. La convivialité des interfaces : Proposition d’une méthodologie d’évaluation. Laval, Canada : Centre Canadien de Recherche sur l’Informatisation du Travail (CCRIT), ministère des Communications du Canada, août 1990. Disponible sur : https://publications.gc.ca/site/fra/9.877440/publication.html . On voyait donc l’interface comme un ensemble quelque peu holistique d’outils entretenant une relation étroite avec un utilisateur employé de bureau.
[...] l’interaction outil‑utilisateur ne peut être définie comme conviviale que par rapport aux aptitudes et aux préférences des utilisateurs, aux exigences des tâches à accomplir et aux façons de faire privilégiées dans l’organisation. Cette complexification des problématiques d’implantation plaide en faveur du recours à des instruments de gestion d’implantation destinés à permettre d’optimiser le design et l’utilisation des outils informatiques en contexte opérationnel.
Le numérique en tant qu’outil devait s’adapter à l’employé, au sens où il devait être « convivial »*qualificatif sémantiquement manifestement inadapté, mais utilisé à vocation d’apaisement social. L’idée étant certainement d’euphémiser la destination productiviste des interfaces de bureautique professionnelle, et le rapport hiérarchique capitaliste violent qu’elles peuvent par là même représenter pour un employé utilisateur , c’est‑à‑dire faciliter la prise en main pour un usage productif. C’est un imaginaire d’interaction avec l’informatique assez ancien, puisqu’il avait été démontré lors du dévoilement et la popularisation des travaux de recherche pratiques de SRI International et du Xerox PARC pour l’IHM. Leur conférence de 1968 titrée The Mother of All Demos*La Mère de toutes les Démos, en français dévoila leur concept d’interface graphique, designée de façon analogique à l’expérience de travail et d’existence d’un utilisateur de bureau15Marcel. « The Mother of All Demos, presented by Douglas Engelbart (1968) ». YouTube, 9 juillet 2012. Vidéo, 1:40:52. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=yJDv-zdhzMY .
Cet imaginaire d’interaction convivial diffère un peu de celui actuellement popularisé chez la majorité des designers UX, qui véhicule l’idéal selon lequel l’expérience utilisateur d’un objet numérique doit être la plus simple et accessible possible.
Dans ce second imaginaire, la priorité n'est plus de faciliter la prise en main de l’interface pour un employé qui doit tout de même prouver la valeur de sa force de travail au bureau afin d'y justifier sa position ; la priorité devient d’éviter à l’utilisateur de devoir la prendre en main tout court.
L’effort d’apprentissage par l’humain n’est plus jugé comme étant à faciliter ; on veut le supprimer. L’informatique ne doit plus améliorer ou étendre la secrétaire, elle doit plutôt intégrer et simuler sa fonction pour en démocratiser l’accès.
Lorsque le World Wide Web et l’informatique personnelle ont commencé à se démocratiser, la perception qu’avaient les designers d’IHM de l’utilisateur moyen a changé. D’un professionnel de la production d’information assistée par un ordinateur qu’on lui a imposé d’utiliser, la vision de la personne manipulant l’informatique a basculé vers celle d’une personne activement prospect mais très anonyme, c'est‑à‑dire dont le profil sociologique et les motivations sont aussi floues que diverses.
La nécessité pour le designer de créer des interfaces utilisables en requérant moins de maîtrise informatique de la part des humains s’accentue alors, afin de mieux conquérir ces nouvelles parts de marché. Cela permettait par exemple de vendre l’idée selon laquelle le software permettait de remplacer des corps de métiers entiers, et donc de faire de monsieur et madame tout‑le‑monde un modélisateur 3D, une graphiste, un dactylo, une comptable…
Nous étions partis de deux principes de la valeur travail*L’expression « valeur travail » est exprimée ici dans son sens moral/idéologique : la valorisation du travail pour lui-même ou ses vertus supposées autoritaire, qui décrivent ensemble une estimation tautologique de la passivité des personnes dans leur rapport au numérique :
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Qu’en l’absence des fouets d’une hiérarchie productiviste, l’utilisateur n’aurait pas de motivation intrinsèque pour apprendre à créer sa propre expérience d’interaction avec le numérique ;
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Qu’en la présence de ce même impératif productiviste et de la course à la production quotidienne qu’il impose à l’utilisateur, ce dernier n’aurait plus assez de temps et d’énergie à consacrer à la création de ses propres outils avec le numérique.
Si l’humain n’est pas dans la course économique, il n’apprendra pas l’interface, et s’il s’y inscrit, il ne l’apprendra pas non plus.
Par le prisme de cette vision égalisant l’emploi au travail et considérant tout acte de travail comme aboutissement d’un procès de violence social, il fallait donc simplifier les interactions le plus possible pour mieux vendre l’usage de l’informatique et de l’interface à un public jugé trop paresseux, et qui voudrait le rester.
Selon la doctrine alors émergente de l’UX design au début des années 2000 et dans l'extension du principe de développement naturaliste de l'informatique conviviale, il fallait concevoir l’interface numérique en fonction de modèles abstraits au cas‑par‑cas de leurs contextes supposés d’utilisation. Cela signifie qu’il fallait que les interfaces numériques soient construites à partir des attentes supposées de leurs utilisateurs finaux, des personnes pour lesquelles elles étaient a priori développées, ainsi que des conditions dans lesquelles elles utiliseraient ces interfaces16Norman, Donald, et Jakob Nielsen. « The Definition of User Experience (UX) ». Nielsen Norman Group, 8 août 1998. Disponible sur : https://www.nngroup.com/articles/definition-user-experience/ .
Le résultat attendu de cette démarche serait de produire des interfaces qui ne présenteraient que ce que les utilisateurs finaux auraient exprimé vouloir tout en respectant les éventuelles contraintes de ces derniers, et qui seraient débarrassées de tout le superflu en reste, c’est‑à‑dire des techniques autrefois implémentées arbitrairement par le designer et le développeur. Au public alors de faire confiance au développeur de l’interface pour traduire correctement ses attentes dans l’objet numérique, à l’utilisateur d’abdiquer tout son pouvoir de créer l’interface et l’interaction qui lui convient au designer bienveillant. Au nom de son seul intérêt, bien entendu.
En écho conceptuellement déformé des valeurs de l’école du Bauhaus, un mantra tonne dans tous les hauts lieux intellectuels et scolaires du design numérique : less is more !
Mais ici, rien de plus et rien de moins que l’idée de faire plus avec moins. Plus précisément, c’est la question du savoir‑faire de l’humain dans son interaction avec la machine, et l’origine, la nature et la raison d’être des outils numériques que l’on veut penser moins. Cela pour ensuite dégager par cette économie d’intellect le pouvoir de produire plus avec l’interface17Manzini, Ezio, Virginia Tassinari et Emanuele Quinz. « Le design est la réponse mais quelle était la question ? ». Multitudes 89, no 4 (19 décembre 2022) : 193–99. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/mult.089.0193 .
C’est une fuite vers l’avant, une focalisation sur la résolution de problèmes pour éviter de se questionner sur le sens même des démarches.
Le design devrait répondre à cette question : comment rendre possible et probable un changement souhaité dans l’état des choses ?
Ce qui conduit immédiatement à une autre question : qui décide de ce qui est un changement souhaitable ? On peut répondre à cette deuxième question de deux manières, qui correspondent à deux visions opposées du rôle du design, et donc également, de la signification de ce terme : soit le design est un outil pour réaliser ce que d’autres ont indiqué comme souhaitable, soit le design est une culture qui, en même temps, contribue à produire de la désirabilité et indique la manière de la réaliser. En d’autres termes, le design n’est pas seulement un moyen pour résoudre des problèmes, mais aussi un outil pour produire du sens.
Le design solution (celui qui réalise ce que d'autres ont indiqué comme souhaitable), puisqu’il était hégémonique, a alors tranché l’humain en sa faveur : l’humain en IHM, c'est un utilisateur dont on doit sonder et anticiper un maximum les intérêts, pour les servir ensuite dans le design de ses interactions avec la machine.
Le designer a donc agit à son égard en guise de patriarche représentant, et a pu annoncer vouloir défendre ses intérêts, être le catalyste de son bien‑être.
1.A.2. LE CONFORT DE LA CONTINUITÉ
J’ai parlé du fait que l’impératif productiviste a formé la conception des motivations et des besoins de l’être humain dans ses interactions avec l’interface et la machine, et que suite au changement perçu de la nature et du contexte de l’humain interagissant avec l’ordinateur du fait de la démocratisation de l’informatique personnelle, l’impératif productiviste a induit de nouvelles stratégies commerciales pour se maintenir dans le marché de l’IHM. Je peux et je vais maintenant explorer quelques ramifications de ces stratégies commerciales.
Les modèles commerciaux dictent la forme des objets numériques marchands. De nos jours, ils les façonnent en processus d’utilisation linéaires qu’ils annoncent calqués sur les volontés et des besoins des utilisateurs. Par ces restrictions du cadre de design et de l’autonomie d’usage des agents humains dans la réponse de leurs besoins et intérêts, l’UXD entend faire économiser aux humains des efforts et du temps, les libérant.
Vous libérer, donc, c’est vous guider en anticipant tous vos mouvements.
L’UX design s’est confronté à une difficulté pratique majeure pour réaliser cette utopie : la collecte et l’interprétation des données de terrain nécessaires à la traduction fidèle de nos besoins d'utilisateurs dans des designs opérationnels ; en d’autres termes, les limites intrinsèques aux approches naturalistes. Face à l’immensité de la tâche, les designers modernes d’IHM ont eu pour réflexe premier de cadrer théoriquement et arbitrairement un périmètre au seul sein duquel les besoins peuvent et doivent s’exprimer.
Ainsi, selon la vaste majorité des designers UX, un objet numérique est un type particulier de produit qui se conçoit comme une expérience linéaire à laquelle se soumet un utilisateur du système. Elle doit donc être scénarisée, avoir un début et une fin, et être utile en servant un objectif clairement défini. L’objectif est inscrit dans un périmètre d’action limité au seul service de son atteinte par l’utilisateur. C’est l’idée du parcours utilisateur.
Comme j’ai pu le dire auparavant, c’est une vision qui a entre autres été institutionnalisée par les travaux de Donald Norman et Jakob Nielsen, qui cherchaient à faire évoluer le design des interfaces numériques de la conception d’environnements avec des outils, vers celle de la conception d’expériences d’utilisation16Norman, Donald, et Jakob Nielsen. « The Definition of User Experience (UX) ». Nielsen Norman Group, 8 août 1998. Disponible sur : https://www.nngroup.com/articles/definition-user-experience/ .
Dans le paradigme de Norman et Nielsen, on voit avec le concept d'expérience, si pris dans sa dimension scientifique, le prémisse d’une scénarisation, d’une séquentialité, d’une linéarité. On assiste donc à la naissance de l’idée du parcours utilisateur telle que proposée et défendue par l'UX (dont on leur attribue d’ailleurs la paternité). On y lit le prémisse selon lequel l’interaction qu’a un utilisateur avec un produit numérique est nécessairement un processus linéaire séquentiel ; une approche courante en design centré utilisateur, en design d’expérience utilisateur, et surtout dans leurs applications à vocation marchande.
On voit un accord de principe sur le fait que la simplicité d’utilisation d’un objet numérique est acquise par la définition de ses objectifs d’utilisation en amont de la conception et de l’utilisation finale.
Ce n’est donc pas la personne qui manipule l’objet en aval qui en prend l’initiative lors de l’interaction, c’est la personne qui crée l’objet en amont ! Traduire les désirs et les fantasmes des utilisateurs potentiels étant bien souvent trop complexe, long et onéreux, le projet de développement bottom‑up de l’UXD s’est aussitôt ratatiné sans même se l’avouer en standardisation top‑down18Snook, Tanya. « UX design has a dirty secret ». Fast Company, 18 octobre 2021. Disponible sur : https://www.fastcompany.com/90686473/ux-design-has-a-dirty-secret . Les réalités techniques et commerciales sont parfois cruelles.
Cette considération de l’humain interagissant avec la machine comme un utilisateur passif pris dans un parcours déterministe et linéaire dicté par l'arbitraire des designers a des implications profondes. Pour le démontrer, je souhaite procéder à l’analyse d’un texte. Celui‑ci devrait selon moi faire référence en matière d’expression politique du design d’interfaces contemporain aux terminaux informatiques personnels.
En 2018, Alex Yampolsky, consultant en expérience client (CX ‑ Customer Experience), praticien du design centré humain et estimant l’importance de l’utilisateur humain dans la discipline de l’expérience utilisateur, fait part dans un article de blog sur uxplanet.org de ce qu’il conçoit comme étant le cœur de son métier : construire le confort de la continuité19Yampolsky, Alex. « The Comfort of Continuity ». UX Planet, 8 juillet 2018. Disponible sur : https://uxplanet.org/the-comfort-of-continuity-1de53d084113 . Son propos est un cas d’école de la pensée politique dominante du design d’interfaces au moment où j’écris ces lignes, et je propose donc d’en faire ici une lecture attentive.
Au cœur du design des interactions des interfaces marchandes, on trouve des tunnels d’achat avec une embouchure et un débouché, et des étapes censées être aussi simples à entreprendre que fluides à passer. Au cœur des interactions des interfaces média, on trouve des contenus à consommer de façon linéaire, avec un début et une fin, des interstitiels publicitaires partenaires venant en autant d’entractes de ce processus. Une fois un produit acheté ou une fois une lecture de contenu achevée, on nous recommande de recommencer le processus. Le maximum y est fait pour que l’utilisateur soit en premier lieu attiré vers le processus d’interaction linéarisé, par exemple via une mise en avant alléchante d’un produit via un visuel attractif, ou un extrait marquant d’un article textuel mis en avant et invitant à la lecture.
Dans de tels contextes où le modèle commercial est fonction du temps de cerveau disponible à soutirer à l’utilisateur, chaque seconde de cette précieuse ressource ne saurait être consommée d’une façon qui ne permette de servir le déroulement de l’opération marchande. On souhaite minimiser son gaspillage commercial, car il se chiffre alors en un potentiel manque de recettes.
Alex Yampolsky nous éclaire sur une telle instrumentalisation de la ressource en attention lorsqu’il affirme qu’il est fondamental d’assurer un confort de la continuité à l’utilisateur, lors de sa progression dans les environnements numériques :
The comfort of continuity in completing these tasks is critically important to human users. They rightfully expect a logical, sequential and uninterrupted experience while completing their tasks. With each repeated usage, they expect a familiar and intuitive pattern. Anything less will frustrate and disrupt their comfort of continuity. The human users always seek a simple, intuitive and pleasurable user experience.
Traduction : Le confort de la continuité dans la complétion de ces tâches est d’une importance critique aux utilisateurs humains. Ils s’attendent à raison à une expérience logique, séquentielle et ininterrompue pendant la complétion de leurs tâches. À chaque usage répété, ils s’attendent à des motifs familiers et intuitifs. [Tout ce qui ne s’y conforme pas] va les frustrer et perturber leur confort de la continuité. Les utilisateurs humains recherchent toujours une expérience utilisateur simple, intuitive et agréable.
Peut‑être pourra‑t‑on douter du fait que ce soit le prospect ; si opportunément requalifié en utilisateur humain ; qui recherche cela plus que le propriétaire exploitant de l’interface marchande, dont l’intérêt premier est d’opérer l’engagement utilisateur de la façon la plus rapide et fluide possible pour maximiser les chances et les volumes de transactions.
Ainsi, l’inconfort chez l’utilisateur et toutes les potentielles pratiques que ce dernier pourrait avoir avec l’interface (dès lors qu’elles sont non‑anticipées en amont par les designers), sont de facto considérés comme nuisibles.
In the digital realm breaking, interrupting or diminishing the Comfort of Continuity can have dramatic consequences and seriously undermine the overall pleasure of human user’s [sic] experience. Depending on the severity of such digital offense the user may instead choose a different digital product or platform.
Traduction : Dans le monde numérique, briser, interrompre ou diminuer le Confort de la Continuité peut avoir des conséquences dramatiques et sérieusement miner le plaisir global de l’expérience utilisateur humaine. En fonction de la sévérité de cette infraction numérique, l’utilisateur pourrait en conséquence choisir un produit ou une plateforme numériques différents.
Si un objectif à moitié avoué de cet interdit de design est bien de focaliser l’attention du prospect sur la transaction, un autre n’échappe pas non plus à notre attention : celui de scénariser cette transaction de telle façon à la rendre insensible.
Par exemple, le remplissage d’un formulaire visant à effectuer une transaction sur l’interface d’un site E‑Commerce peut être subdivisé en plusieurs étapes, permettant à l’utilisateur de se concentrer sur une tâche à la fois. Plutôt que de tout demander sur une seule vue et de laisser l’utilisateur s’organiser à sa façon pour remplir le formulaire d’achat, on montrera d’abord le total des articles à commander, ensuite on fera remplir l’adresse de livraison et de facturation, puis l’on fera sélectionner et préciser le moyen de paiement, pour aboutir enfin à un récapitulatif de toutes les informations soumises.
La séparation en étapes donne une perception plus anecdotique de la tâche à mener à bien, et diminue le nombre d’erreurs potentielles que le prospect pourrait commettre, en diminuant les options d’interaction simultanées qu’il peut avoir à l’écran. Le procédé devient plus simple, plus fluide, la progression vers l’achat semble moins exigeante, difficile, et moins dangereuse car moins sujette à erreur de saisie et de vérification.
Les mêmes principes sont applicables à des modèles marchands différents, par exemple dans le cadre de l’économie de la donnée. Lors de la consommation de médias, la rétention de l’attention de l’utilisateur est aussi vitale ; ce afin de la diriger autant sur le contenu, que surtout sur un maximum d’interstitiels publicitaires et d’actions permettant de lui soutirer des informations personnelles à valoriser ensuite par la mercatique.
Cette rétention est obtenue en fluidifiant au mieux le basculement entre la consommation d’un premier contenu et de son suivant, dans une session conçue pour durer autant que possible. Ainsi la part belle est faite aux fonctionnalités de suggestions de contenus connexes en fin de lecture, aux systèmes d’enchaînement de lecture automatisés, et à l’accessibilité en volume de l’information.
Pour faire passer à l’utilisateur l’inconfort économiquement incontournable de l’interruption de sa consommation de média du fait de l’inclusion de publicité, la lecture du média en est réduite à ne requérir que l’attention et l’effort cognitif les plus minimaux possibles. Le contenu et sa forme sont minimalisés, toujours plus courts, digestes, concis, et simples. Cela explique pour partie la simplification du style journalistique en ligne et l’explosion en quantité des formats textuels et vidéo courts.
Le défilement au doigt comme à la molette devient une façon de naviguer ubiquitaire au détriment de la transition brutalement perceptible opérée anciennement par le lien hypertexte, le clic de la souris, et l’actualisation des pages Web. Sur certaines plateformes en pointe de l’innovation en la matière, comme les applications de rencontre, ces dernières interactions sont carrément devenues has been : on jette et on aime son prochain d’un simple et machinal geste du pouce, comme d’un pollice recto/pollice verso coliséen.
Non contentes de fournir des contenus toujours plus petits, de n’avoir plus de bords ou de fin perceptibles au processus d’utilisation, de tendre vers l’extinction de l’interactivité, les interfaces modernes nous font encore anticiper l’imminence de l’information à venir et à charger en nous présentant visuellement la place qu’elle prendra dans la page (le lazy loading). Sur YouTube et Tik‑Tok, on se propose même de charger et lire les vidéos les unes à la suite des autres à votre place.
Par souci de légitimité, comparant l’utilisateur d’un produit numérique à un humain en réminiscence de sa période de nourrisson, Yampolsky aime à rappeler que tout changement qu’il serait amené à faire ou à subir dans dans sa routine d’utilisation des interfaces est un réajustement soudain qui ne manquera pas de le faire pleurer :
Comfort of Continuity, in its various forms, is important to all people. As humans, we initially experience [it] in utero. [...] Should the mother dramatically change her daily routine by suddenly increasing or decreasing her physical activity, or by introducing a new element within her routine, the baby will become acutely aware of such change.
[...]
The baby’s reaction will be immediate — she will be one cranky baby.Traduction : Le Confort de la Continuité, sous toutes ses formes, est important pour tous. En tant qu’humains, nous en faisons initialement l’expérience in‑utero. [...] Si la mère devait significativement changer sa routine quotidienne en augmentant ou en diminuant soudainement son activité physique, ou en introduisant un nouvel élément dans sa routine, le bébé sera fortement conscient de ce changement.
[...]
La réaction du bébé sera immédiate — elle sera un bébé grincheux.
L’utilisation d’une interface doit alors être conçue de façon à être une routine, et ne jamais nécessiter d’ajustement de la part de son utilisateur.
Mais si douce qu’elle soit, il y a dans cette promesse de ne pas avoir à penser quelque chose qui dérange la conscience cartésienne :
Si je ne pense pas, comment alors, puis‑je être ?
1.A.3. RÉGLER… DÉRÉGLER
L’expérience humaine du « design d’expérience » se réduit bien souvent à une situation expérimentale, celle d’un rat cherchant sa sortie dans un labyrinthe. Qu’il soit « amical » (friendly) voire « invisible », ce milieu technique n’en est pas moins un carcan, une situation sous contrôle où tout échange est anticipé et programmé.
Dans une interface conçue comme une expérience dont la technique et le déroulement doivent être imperceptibles à l’utilisateur, les dérives liées aux usages non‑conscientisés des interfaces deviennent fréquentes. Elles sont même intégrées aux stratégies commerciales des interfaces marchandes, dans le but de leur faire générer des profits additionnels.
Lorsque le designer se déclare comme responsable de la satisfaction des intérêts de l’utilisateur, il se positionne de facto comme un patriarche, un guide, comme celui qui ouvre et montre la voie. Il conçoit donc, comme nous l’avons vu, des parcours. Ces parcours peuvent être conçus avec bonne foi pour les besoins de l’utilisateur. Mais ils peuvent aussi être conçus en apparence pour cela, alors qu’il le sont en réalité principalement pour satisfaire les besoins d’un propriétaire exploitant de l’interface.
Pour le comprendre, il faut d’abord saisir un peu mieux la raison d’être du confort de la continuité en explorant ce contre quoi il s’est construit : l’idée de parcours utilisateur cherche principalement à lutter contre ce que les designers d’IHM marchandes appellent la friction cognitive20Interaction Design Foundation - IxDF. « What is Cognitive Friction? ». Interaction Design Foundation ‑ IxDF, 2 juin 2016. Disponible sur : https://www.interaction-design.org/literature/topics/cognitive-friction .
Cognitive friction occurs when a user is confronted with an interface or affordance that appears to be intuitive but delivers unexpected results. This mismatch between the outcome of an action and the expected result causes user frustration and will impair the user experience if not jeopardize it.
Traduction : La friction cognitive survient quand l’utilisateur est confronté à une interface ou une affordance qui semble intuitive mais qui produit des résultats inattendus. Cette inadéquation entre la conséquence de l’action et le résultat attendu frustre l’utilisateur et va porter atteinte à l’expérience utilisateur, voire la compromettre.
La friction cognitive, ce n’est rien de moins que ces espaces‑temps où l’interaction produit des résultats inattendus et des sentiments non désirés chez l’utilisateur, donc des conséquences qui n’ont pas été anticipées par le designer lors de la conception de l’interface. Cette dernière redevient alors palpable, sensible, perceptible par l’utilisateur pour ce qu’elle est dans sa technique et sa conception, en tant qu’objet de design.
La friction cognitive peut prendre des formes diverses : des temps de chargements perçus comme irritants, une fonctionnalité manquante dans un parcours et pourtant nécessaire à la progression fluide de l’utilisateur en son sein, ou encore un simple bouton d’annulation accessible et bien mis en évidence au sein d’un tunnel d’achat sur un site E‑commerce.
Pour le design d’expérience, ces espaces‑temps sont des aberrations, car ils existent hors du cadre de l’interface utilisateur, hors de l’utile. Comme un cadreur malencontreusement capturé dans un faux‑raccord de cinéma, la friction cognitive brise le quatrième mur que s’efforce de construire l’expérience utilisateur ; c’est donc une anomalie du parcours utilisateur. Potentiellement c’en serait aussi une porte dérobée pour un utilisateur qui, avant d’avoir rencontré cette friction, s’était jusque‑là laissé guidé par l’expérience qui avait été conçue pour lui.
Comme la rhétorique justifiant l’existence et le respect du parcours utilisateur s’articule autour du service des intérêts de l’humain dans ses interactions avec la machine, la friction cognitive est de facto amalgamée à une erreur de design desservant l’utilisateur. La combattre devient donc un impératif moral.
C’est ainsi que l’UXD conçoit des fonctionnalités de prévention des sorties des parcours d’expérience de plus en plus sophistiquées en guise de prévention des erreurs. Elle s’inscrit alors souvent dans une démarche réminiscente de l’ergonomie, où l’on cherche entre autres choses à protéger l’utilisateur d’éventuels dangers ou imprévus qu’il peut subir à l’usage des interfaces. Opérationnellement, cela se traduit par l’imposition d’avertissements et d’autres comportements automatisés qualifiables de gardes‑fou : des boîtes de dialogue pour confirmer une action (ou son abandon), ou l’impossibilité de passer à une étape suivante dans un parcours sans avoir au préalable rempli certaines conditions (comme ne pas pouvoir soumettre un formulaire sans avoir rempli certaines informations obligatoires).
Mais encore une fois il ne faut pas s’y tromper : sous des airs altruistes, cette démarche peut être très intéressée, puisque le parcours peut aussi bien servir l’utilisateur, que servir les propriétaires exploitants de l’interface marchande.
Pour lutter contre les sorties de l’utilisateur des parcours marchands, et donc de potentiels manques à gagner pour les interfaces commerciales, des designers UX tels que Massimo Ingegno, Stratège en Design Comportemental, incitent à inscrire des comportements dans l’expérience pensés pour influencer émotionnellement l’utilisateur de façon à le retenir dans le parcours ou l’y faire revenir régulièrement21Ingegno, Massimo, et Make it Toolkit. « Friction in Design : The Good, the Bad, and the.. Dark ». LinkedIn, 29 septembre 2023. Disponible sur : https://www.linkedin.com/pulse/friction-design-good-bad-dark-make-it-toolkit . Il en énumère quelques exemples qui visent à produire des réponses émotionnelles favorables à la transaction économique et sa continuité :
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La stimulation d’un sentiment psychologique de manque. L’interface peut par exemple limiter le nombre d’usages autorisés de son parcours d’utilisation dans une période de temps donnée, afin de s’assurer que l’utilisateur revienne le parcourir plus tard. C’est notamment le modèle de certaines applications de rencontre, telles que Tinder, Bumble et Badoo. Ces dernières limitent dans le temps le nombre de validations/rejets de connexions sociales que leurs utilisateurs peuvent faire, à moins de souscrire à des abonnements en ligne permettant de revoir ces limites à la hausse ou de les outrepasser. L’interface feint d’imposer une pause à l’utilisateur dans son parcours, alors que cette pause fait partie intégrante de son expérience et joue un rôle de renforcement négatif de l’engagement chez l’utilisateur ;
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L’induction de biais d’engagement chez l’utilisateur vis‑à‑vis d’une ressource ou d’un service numérique auquel il cherche à accéder. Cela peut désigner le fait de laisser un utilisateur s’engager dans le parcours qui lui permet d’atteindre son objectif, tout en ne l’avertissant que juste avant l’obtention du résultat qu’il devra à cet effet compléter une transaction financière ou fournir des données intéressant le propriétaire exploitant de l’interface ;
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L’atteinte pure et simple au libre‑arbitre de l’utilisateur. C’est notablement le cas lorsque des éléments de design frictionnels sont conçus afin de décourager l’utilisateur d’arrêter sa relation marchande avec le propriétaire exploitant de l’interface. On pensera notamment aux parcours de désinscription des services d’abonnement en ligne, par exemple pour Amazon Prime, ou des médias comme le New York Times ; des parcours de désinscription qui sont délibérément peu mis en avant, peu transparents dans leur navigation, voire délibérément confus22BOTCH. « Mais quoi ? » Tutoriel pour se désabonner d’Amazon Prime [...]. YouTube, 16 août 2023. Vidéo, 4:19. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=keyk-liCo8I .
Nous pourrions encore divaguer sur l’exploitation des circuits cognitifs de récompense par des stratégies encore plus fines telles que celles décrites par l’analyste comportemental de renom Nir Eyal23Eyal, Nir. Hooked: How to Build Habit‑Forming Products. Penguin Portfolio, 2014 , mais je crois que l'idée vous est déjà relativement claire à présent.
Curieusement, Massimo Ingegno et une majorité de designers UI/UX tracent une délimitation arbitraire entre usages malicieux et usages vertueux de ces influences psychologiques ; respectivement the dark et the good. Ils précisent souvent que les premiers se distinguent clairement des seconds dès lors qu’ils servent des objectifs business au détriment de l’utilisateur :
Typically referred to as « Dark Patterns » or « Sludges », these are carefully designed to serve the interests of businesses or organizations, often at the expense of the user. These encompass various techniques and strategies ranging from making it extremely hard to reach customer support officers [...] to tricking users into taking actions they might not otherwise choose.
Traduction : Souvent dénommés « Dark Patterns » (N.D.R : designs trompeurs) ou « Sludges » (N.D.R : « boues », littéralement), ils sont [conçus] avec soin pour servir les intérêts des commerces ou organisations, aux dépens de l’utilisateur. Ils englobent des techniques et stratégies variées allant de rendre extrêmement difficile d’accès les supports clients [...] à manipuler les utilisateurs de telle sorte à les entraîner dans des actions [dans lesquelles ils ne se seraient autrement pas engagés].
Si la théorie semble tenir, la frontière en pratique est bien floue : qu’est‑ce qui relève d’une influence mutuellement bénéfique pour le commerce et l’utilisateur, et qu’est‑ce qui relève de l’abus de faiblesse et de l’atteinte à la liberté ? Quelle est la différence morale entre le fait de concevoir un sentiment de dépendance chez l’utilisateur, et le fait de le décourager de se rétracter d’une expérience à laquelle il ne veut plus se soumettre ?
De manière opportune pour servir les intérêts économiques des propriétaires des interfaces marchandes, une confusion entre les deux objectifs de rétention dans le parcours et de prévention des erreurs nuisant à l’atteinte des objectifs de l’utilisateur est donc entretenue dans la dialectique employée par l’UXD. On assimilera langagièrement et conceptuellement une erreur d’utilisation à une simple sortie de parcours, ou à son non‑respect, ce afin de justifier par la suite l’inclusion d’éléments de design dont l’intérêt principal est tiré par le propriétaire exploitant de l’interface.
Pour bien garder ses vaches, un bon berger ne se contente pas d’avoir un bon pâturage ; il doit aussi avoir une clôture.
Cette confusion générale des intérêts que peuvent servir les parcours utilisateurs est révélatrice d’une tension entre le design centré utilisateur acquis à l'objectif marchand, et son penchant se voulant plus désintéressé et au service des intérêts des utilisateurs. Il est révélateur d’une tension entre le désir de diriger les humains de façon à favoriser les intérêts économiques propres des propriétaires exploitants des interfaces, et le désir de créer des opportunités de création et de production numériques plus accessibles pour les utilisateurs.
Les conséquences de cette confusion ne sont pas à sous‑estimer ; des millions d’humains interagissant avec les interfaces numériques y sont déjà exposés.
Si un utilisateur peut ne plus être dérangé par d’éventuels achoppements lors de ses interactions avec une interface designée pour respecter le confort de la continuité, il peut être plus facilement entraîné dans des comportements de surutilisation. La prise de recul avant action a besoin de temps, de moments de pause et de réflexion24Kahneman, Daniel. Thinking, Fast and Slow. New York, États‑Unis d’Amérique : Farrar, Straus & Giroux, 2013 , précisément ce que cherche à minimiser l’UXD.
Le comportement machinal du doom‑scrolling*Session d’utilisation jugée dangereuse pour l’utilisateur, caractérisée par une quantité de temps excessive dédiée à l’absorption d’informations fortes et/ou négatives au sein d’interfaces de médias proposant des expériences de navigation linéaires simplifiées (ex. YouTube, Tik Tok, Twitter/X, Mastodon, etc.) , et bien d’autres usages préjudiciables, compulsifs (voire pathologisants) des outils et interfaces numériques, commencent alors à naître25Lacombe, César. « Pour une approche spatiale du numérique : Repenser le design numérique à l’heure du « Don’t Make Me Think » ». Management des technologies organisationnelles (MTO) N° 12, no 1 (1 janvier 2021) : 35–50. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/mto.012.0035
C’est inévitable, puisque la sensation d’interaction s’effaçant, la notion et la perception même du temps d’utilisation et du poids des actions s’effritent. Pour que l’humain puisse percevoir ses propres actions dans un système, mieux juger leur pertinence et les temporaliser, il faut que le système oppose des résistances et des réponses à ces actions ; or cela ne se produit pas dans un environnement numérique intégralement scénarisé et fluidifié.
L’humain, assigné à un statut de prospect infantile par le designer, est alors dirigé sans même s’en rendre compte dans les innombrables parcours qui lui sont proposés par l’expérience utilisateur. L’utilisateur souffre alors de trop consommer l’objet numérique, et d’être consommé à son tour et à son insu par ses modèles marchands, ces derniers cherchant à accaparer un maximum de son attention et de son capital. En 2024, l’effet addictif entretenu à la fois par l’ubiquité des terminaux informatiques et le design de l’expérience d’accès aux contenus et leur lecture n’est plus à démontrer26Montag, Christian, et Jon D. Elhai. « On Social Media Design, (Online‑)Time Well-Spent and Addictive Behaviors in the Age of Surveillance Capitalism ». Current Addiction Reports, 31 mai 2023. Disponible sur : https://doi.org/10.1007/s40429-023-00494-3 .
Le confort de la continuité est en somme un acte de prestidigitation visant à faire glisser la monnaie du spectateur dans la poche du magicien sur scène, l’attention du prospect dans le parcours utilisateur.
Mais le tour de passe‑passe relève donc souvent moins d’une démarche visant à respecter les besoins et les envies de l’humain, et plus d’une visant à lui en insuffler de nouveaux, qui permettent entre autres de lui soutirer de l’argent, de l’attention, des informations personnelles et du micro‑travail à valoriser par la mercatique sur les marchés de l'information.
En ne maîtrisant pas son propre parcours et en le déléguant à une expérience numérique scénarisée et conçue pour être fluide et invisible, l’agent humain indépendant devient utilisateur prolétaire, aliéné. Son comportement d’interaction avec les interfaces devient celui d’une consommation passive et compulsive, régie non pas par ses propres exigences, mais plutôt celles des concepteurs des expériences linéaires séquentielles et des parcours prédéfinis par les doctrines de l’UX.
Les usages des humains dans les interfaces qui les lient aux machines sont alors de plus en plus normalisés, leur expression personnelle et leurs pratiques s’effacent de plus en plus pour laisser les parcours d’expérience remplir le vide qu’ils y laissent. De lieux du numérique peuplés d’objets divers conçus par des individus aux motivations variées, nous passons à des galeries commerciales numériques interminables uniquement remplies d’enseignes de produits et services.
Nous perdons l’initiative dans nos interactions et notre impulsivité augmente. Dans une tendance à l’effet identifié par Silvio Lorusso et mise en ces termes, nous, utilisateurs, nous voyons en train d’être liquidés9Lorusso, Silvio. « Liquider l’utilisateur ». Tèque 1, no 1 (27 janvier 2022) : 10–57. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010 .
Ces problèmes sont usuellement non anticipés et rencontrent donc initialement peu de résistance autant des autorités légales que des publics plus larges, car les démarches de développement d’expériences numériques sont toujours présentées sous un verni d’humanisme centré utilisateur6Cassou‑Noguès, Pierre. La Bienveillance des machines. Paris, France : Seuil, 2022 ou inclusif. Ainsi, les troubles psycho‑sociaux que ces interactions et systèmes d’interactions numériques peuvent engendrer ne sont la plupart du temps reconnus que lorsqu’ils sont déjà devenus ubiquitaires, et même hors de contrôle.
Le concept d'utilité, la notion d’utilisateur et le principe de l’utilisation, car ils ne peuvent philosophiquement que servir de biens nobles buts paternalistes et démagogiques dans nos inconscients collectifs, produisent de ce fait leur incontestabilité morale. Cette légitimité rhétorique naturelle, qui découle de leur sémantique même, nous empêche alors de les pointer du doigt comme pouvant être responsables de maux, de conséquences perverses.
L'incontestabilité morale que produisent ces concepts nous empêche de diagnostiquer le mal‑être associé aux pratiques numériques dont ils conditionnent pourtant eux‑mêmes la nature. Comment pourrait‑on affirmer publiquement que des choses utiles peuvent faire du mal spécifiquement parce qu'elles sont utiles, sans avoir l'air complètement dingue ?
Cette légitimité morale est peut‑être aussi la raison pour laquelle les tentatives de certains designers et chercheurs de corriger les dérives utilitaristes des interfaces ; aussi encourageantes fussent‑elles ; n’ont majoritairement pas eu d’aboutissement performatif, et sont même bien souvent et nous allons le voir, un peu timorées.
1.B. COMMENT LA COMMUNAUTÉ DU DESIGN TENTE DE SAUVER L’INTERFACES DES LIMITES DE L’UTILITARISME
1.B.1. RENDRE L’APPAREIL À NOUVEAU SENSIBLE
Une interface qui se veut scénarisée et fluide au point d’en devenir imperceptible est un système numérique dont la conception et le fonctionnement ont été pensés pour être dissimulés à l’humain. Lorsque la technique d’un objet n’est pas transparente pour la personne qui l’utilise, celle‑ci ne peut que difficilement développer des interactions avec cet objet qui lui soient propres, et d’une certaine façon cette personne ne s’exprime pas dans ses usages de l’objet. C’est plutôt l’humain qui finit par prolonger l’objet en question, l’objet qui le pénètre et exprime sa vision de l’interaction à travers cet utilisateur assujetti, devenu invisible.
Pour lutter contre cette invisibilisation, il faudrait alors en revenir à des designs nécessitant des efforts à l’interaction, que ce soit car ils seraient imparfaits dans les interactions qu’ils proposent, ou parce que leurs principes de design diffèrent au lieu d’être uniformisés autour du principe de l’expérience utilisateur. Le design dit appareillé12Masure, Anthony. « Manifesto for an Acentric Design ». Anthony Masure | Enseignant‑chercheur en design, octobre 2019. Disponible sur : https://www.anthonymasure.com/articles/2019-12-manifesto-acentric-design souhaite rétablir la corrélation entre l’utilisation et la connaissance des systèmes numériques, en rendant à nouveau sensibles les interfaces, les appareils numériques.
En réponse à l’aliénation de l’humain qu’occasionne le design des objets numériques comme des parcours expérientiels, des designers tels qu’Olia Lialina proposent un bond dans le passé du design d’interfaces, ou plutôt des pas de côté inspirés de l’époque du design d’IHM où ces dernières n’étaient pas systématiquement conçues selon les principes d’utilisation modernes de l’UXD. L’utilisation dont Olia Lialina parle ici est plus ancienne et recouvre un sens plus large.
Son utilisateur du numérique est celui qui était conceptualisé au milieu du vingtième siècle jusqu’aux prémisses de l’UXD. Il ne se contente pas d’utiliser le système informatique et numérique comme un ensemble obtus de parcours conceptualisés par des designers, puis intégrés par des développeurs ; il l’utilise comme un environnement holistique et organique dans lequel il y a des outils et des objets qu’il peut personnaliser, transformer, détourner, réagencer, ajouter et retirer. Elle le nomme utilisateur généraliste, ou utilisateur dit Turing‑Complet13Lialina, Olia, et Jean‑François Caro. « L’utilisateur Turing‑complet ». LGRU Reader, octobre 2012. http://reader.lgru.net/texts/lutilisateur-turing-complet/ .
Et ce qui fait que cet utilisateur généraliste peut se former à avoir un tel degré de maîtrise sur l’objet numérique et l’interface, c’est qu’il est conscient de l’existence même de l’interface. Le fait qu’elle lui soit palpable lui fait prendre conscience qu’elle n’est à interpréter que comme une suggestion d’usage de la part de ses concepteurs, et toute proposition invite à la manipulation investigatrice et ludique, le retour de l’investissement émotionnel dans l’interaction, la réinvention des usages et finalement, l’appropriation27Maurer, Luna, Roel Wouters et Alexandra Barancová. « Designing Friction: A call for friction in digital culture ». Designing Friction, 2023. Disponible sur : https://designingfriction.com/ .
Pour qu’elle soit palpable, il faut que l’interface soit relativement incomplète dans sa conception, c’est‑à‑dire qu’elle ne serve pas intégralement les besoins d’un utilisateur. Lialina invite donc les designers à simplement cesser de produire des interfaces proposant des parcours dans lesquels la progression se fait de façon fluide, sans accroc et sans demander d’effort. Elle dit ouvertement qu’un inconfort involontaire et impromptu doit s’inviter dans la manipulation de l’objet numérique afin de stimuler l’indépendance chez l’utilisateur.
Le parcours peut être conceptualisé, mais il devrait être flou, laisser une marge de manœuvre inattendue aux usages, laisser les humains se figurer par eux‑mêmes comment parvenir à la manière la plus efficace d’atteindre leurs buts.
Cela signifie‑t‑il que l’industrie du logiciel devrait concevoir des programmes imparfaits ou se garder d’améliorer les outils existants que pour produire ce type d’expérience utilisateur ? Bien sûr que non ! Certains outils sont parfaits. Néanmoins, on pourrait repenser l’idée du programme parfait en prenant en compte le fait qu’il est employé par l’utilisateur généraliste, et en soulignant l’ambiguïté et l’implication de l’utilisateur.
Une injonction pieuse et théoriquement séduisante pour toute personne netstalgique*Nostalgie de l’Internet des Hypertextes ubiquitaires, statique, programmé côté client et avec peu ou pas de comportements d’interaction automatisés du Web 1.0, mais contrevenant aux intérêts mêmes du design d’interfaces humains‑machines marchandes. Mon mémoire bégaie ici, mais pour un propriétaire d’interface marchande, l’inconfort demeure l’ennemi du business lorsqu’il fait sortir l’utilisateur de ses parcours prédéfinis. Dans le contexte actuel où notre économie numérique impose l’hégémonie de l’informatique comme expérience, la proposition est osée, radicale.
Mais elle est aussi et curieusement contradictoire : cet appel propose aux designers actuels du numérique de concevoir un projet selon les codes de l’UXD, puis de tenter délibérément d’attenter à son intégrité. D’un point de vue corporatiste, c’est très exactement leur demander de se tirer une balle dans le pied.
1.B.2. PENSER L’INTERFACE AUTREMENT QUE POUR L’EXPÉRIENCE
Anthony Masure, d’une autre manière, envisage que cette stimulation créative et intellectuelle de l’utilisateur pour le rendre à nouveau généraliste survienne par l’éclatement de l’UXD en d’innombrables paradigmes différents de design. Plutôt que de continuer à designer des parcours pour ensuite les semer d’embûches comme d’une certaine façon le propose Lialina, il préconise de s’ouvrir à d’autres options que le parcours :
De façon plus générale, c’est bien le design, dans ce qu’il comprend de capacité à transformer le monde, qui ne saurait « se centrer » sur quelque chose. Le design n’a de l’intérêt que s’il est emprunt de tensions, de polarités, de contradictions – soit tout le contraire d’un centre.
Sans vouloir discréditer fondamentalement la valeur de l’UXD, Masure propose que de multiples nouveaux centres soient conceptualisés ; des centres faisant alors concurrence au design centré utilisateur et permettant de facto aux humains de sortir de son seul carcan.
Le fait d’avoir plusieurs centres parmi lesquels choisir pour nourrir une stratégie de conception d’objet numérique, c’est ce qu’il appelle le design décentralisé. Et c’est un désir d’atomisation du design conceptuel d’IHM qui n’est d’ailleurs pas si récent. Il a été partagé et théorisé par d’autres designers chercheurs ayant également souhaité trouver d’autres centres au design d’IHM. On pourra noter cette quête chez Sebastiano Bagnara et Simone Pozzi en 201211Bagnara, Sebastiano, et Simone Pozzi. « Design for Reflection ». Work 41 (2012) : 1108–13. Disponible sur : https://doi.org/10.3233/wor-2012-0289-1108 , où ils identifiaient déjà la possibilité d’excentrer le design d’IHM de l’utilisateur en proposant trois alternatives pour démontrer la possibilité de l’exercice :
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Design for pauses (designer pour la pause) ; il s’agit de l’idée selon laquelle l’interface pourrait être pensée pour provoquer une rupture sincère dans le flux ou l’ensemble d’interactions qu’elle propose ;
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Design for detachment (designer pour le détachement/la prise de recul) ; l’interface pourrait être pensée pour permettre à l’humain d’envisager ce qu’elle présente sous des angles de vue pluriels. En considérant alors l’interface comme média et son contenu comme un message, le message ne serait pas amené à changer dans son fond, mais amené à changer de forme pour permettre à l’humain interagissant avec l’interface de l’interpréter différemment ;
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Design for serendipity (designer pour la sérendipité) ; l’interface devrait abandonner le mantra Less is More et accueillir à nouveau des interactions et fonctionnalités optionnelles plus arbitraires, ce afin de réinviter l’humain à appréhender sa navigation comme un comportement exploratoire et susceptible de stimuler des interactions plus personnelles.
Nous avions vu précédemment qu’il est possible ; même si peu pragmatique ; de laisser une marge de manœuvre aux pratiques autonomes de l’utilisateur par l’impensé dans l’interface, et nous venons de voir qu’il est possible de trouver d’autres centres au design pour guider l’interaction de l’utilisateur vers d’autres fins que l’atteinte d’un objectif précis.
Outre cela et faisant écho à l’idée de designer pour stimuler la sérendipité chez l’utilisateur, d’autres designers ont voulu explorer la possibilité qu’aurait une interface à créer des interactions émergentes.
Ils ont pu penser que si le problème de l’interface expérientielle est d’imposer ses interactions à l’utilisateur, alors il serait tout naturellement envisageable de penser l’interface spécifiquement et délibérément pour que l’utilisateur puisse y déterminer et construire sa propre expérience d’interaction. Il ne faudrait alors pas avoir peur de plonger l’humain dans un environnement numérique riche, composé d’un espace à transformer et à apprendre à connaître, de matières, et d’outils qu’il doit faire l’effort de s’approprier. Il faudrait éviter de produire pour lui le sens de l’interaction.
Silvio Lorusso, écrivain, artiste, designer, et docteur en sciences du design de l’Université IUAV de Venise, se propose de revenir en détail sur la relation quasiment causale à effective qui lie la tendance à scénariser l’expérience utilisateur et la tendance de l’utilisateur à perdre ensuite le contrôle de son expérience.
En s’appuyant sur une conception de l’activité humaine empruntée à Hannah Arendt, Lorusso émet la remarque selon laquelle certaines tâches humaines sont récurrentes et incontournables car leur fruit se consomme aussi vite qu’elles sont entreprises. D’autres produisent des effets durables si bien qu’elles n’ont pas à être entreprises plusieurs fois au cours d’une même génération humaine. Les dernières ont un effet transformateur des deux premières pratiques, en les rendant différentes ou obsolètes. Il s’agit du triptyque labeur, travail, action. Selon ce cadre de pensée, le degré de liberté d’un individu se mesure à sa faculté d’action, de transformation de ce qui détermine ses activités quotidiennes (le labeur et le travail).
Appliqué au design d’interfaces numériques, ce cadre identifie l’humain ayant le plus haut degré de contrôle sur ses interactions avec l’informatique comme celui qui est capable d’en transformer ses usages, de transformer le software et le hardware, et de tout simplement refuser de s’engager dans des labeurs et travaux numériques par pression sociale et/ou économique.
Une planète qui sortirait soudainement de son orbite nous paraîtrait « douée d’action », voire même douée d’intention. Une action est en réalité un choix, et l’agentivité permet de mesurer la capacité à faire des choix. L’absence de choix, en revanche, constitue le comportement. Un toxicomane a peu de possibilité d’agentivité car il peut choisir d’interrompre son comportement toxique, mais ce choix est extrêmement difficile. En résumé, je propose de définir l’agentivité comme la capacité d’agir, qui est elle‑même la capacité d’interrompre un comportement.
En d’autres termes, un humain interagissant avec un objet numérique s’identifie comme autonome par sa faculté à hacker d’une part, mais aussi à refuser d’utiliser des produits et des services numériques hégémoniques de l'autre28Satchell, Christine, et Paul Dourish. « Beyond the User: Use and non-use in HCI ». Dans The 21st Annual Conference of the Australian Computer‑Human Interaction Special Interest Group. New York, États‑Unis d’Amérique : Association for Computing Machinery (ACM), 2009. Disponible sur : https://doi.org/10.1145/1738826.1738829 . « Programmer l’objet numérique plutôt qu’être programmé par lui » pourrait être une court mais représentative maxime de cette vision.
Pour stimuler les pratiques autonomes dans l’interaction humain‑machine, Lorusso se réfère en outre aux travaux de Dynamicland29« Dynamicland ». Dynamicland, 2017. Disponible sur : https://dynamicland.org/ , dont l’objectif est de transformer l’espace numérique en environnement dynamique car plus interactif, dans lequel les humains disposent d’espaces appropriables, de matières à travailler, d’une multitude de méthodes d’interfaçage avec le numérique, et d’outils pour façonner cet ensemble. Il s’agit d’un écosystème tentant de mieux rapprocher analogique et numérique, d’un bac à sable (un peu réminiscent de l’idée de sandbox en game design), d’où les pratiques et les résultats d’actions des personnes émergent organiquement et se rencontrent.
L’espace que constitue l’interface environnementale devrait aussi être caractérisé par une certaine permanence : si l’utilisateur qui y évolue l’a laissé dans une certaine configuration, alors il devrait pouvoir la retrouver à l’identique par la suite, ou alors cette configuration devrait avoir des effets durables d'une session d'interaction à une autre. Lorsque les parcours d’utilisation des objets numériques expérientiels se réinitialisent une fois qu’ils ont été empruntés jusqu’à leur terme, l’interface environnementale n’a de fin que lorsque l’on cesse d’interagir avec elle. Elle constitue donc en quelque sorte quelque chose de réminiscent de l’environnement artificiel, de l’habitat.
Entre naviguer dans une expérience et interagir avec un environnement numérique, c’est un peu la différence entre construire sa maison, et dormir à l’hôtel. Une dichotomie que Dominique Boullier a finement exploré grâce au néologisme d’habitèle30Boullier, Dominique. « VI. Rendre le numérique habitable : l’habitèle ». Dans Cartes d’identités, 151–74. Hermann, 2019. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/herm.povoa.2019.01.0151 .
Habiter une maison que nous avons construite nous force à développer une certaine praticité, des habitudes de vie qui nous sont propres et qui nourrissent une sensation d’appartenance et d’accomplissement. En logeant à l’hôtel, nous ne faisons qu’utiliser ses produits et ses services sans avoir la sensation d’y laisser une trace, un impact, une preuve tangible de notre existence et donc de la valeur de notre vie.
Nous jugeons le temps que nous avons passé sur Terre et sa valeur certes aux souvenirs de ce dont nous avons pu être témoins, mais aussi aux traces plus pérennes que nous avons pu y laisser.
C’est du pareil au même pour le numérique ; nous y vivons maintenant pendant une fraction non‑négligeable de nos existences31CRÉDOC. Baromètre du Numérique ‑ édition 2022. Paris, France : janvier 2023. Disponible sur : https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/r/d93ba2f1-1734-48c6-a199-8731ecc21e1a , et nous avons donc besoin d’y vivre davantage que des expériences subies.
Nous avons aussi besoin d’expériences que nous avons décidées, dont nous étions les concepteurs et responsables, et de sentir dans notre environnement les impacts durables de ces épisodes d’existence desquels nous serions les moteurs principaux.
PEUT‑ON DESIGNER SANS L’UTILISATEUR ?
2.A. DESIGNER SANS EMPATHIE
Nous avons vu que designer pour une personne interagissant avec une interface numérique peut se faire en concevant des parcours d’utilisation imparfaits ou en promouvant une diversité de philosophies de design différentes (une multiplicité de centres, comme suggéré par Bagnara, Pozzi et Masure). Parmi les centrages de design possibles et en écho au principe du design pour la sérendipité, nous pourrions parfaitement envisager ce qui se faisait organiquement à l’époque de l’articulation entre le Web 1.0 et 2.0 : ce que j’appellerai ici le design égocentré.
Designer sans empathie consiste naturellement à se dessaisir d’une partie de la rhétorique disciplinaire fondamentale du design d’IHM ; celle donc de l’UXD qui souhaite que l’on serve l’intérêt de l’utilisateur, et donc que l’on serve l’humain tout court (puisque de toute façon le genre humain ne saurait être autre chose). Il s’agit d’une position difficilement défendable d’un point de vue corporatiste et commercial pour tout designer moderne des environnements numériques. Mais c’est une orientation qui malgré cela et ses fards passéistes et égotistes, répond frontalement à la question de la possibilité de designer sans vraiment penser à l’utilisateur.
Le design égocentré ne pense surtout qu’aux goûts et attentes propres au designer lorsqu’il conçoit un objet numérique, et ne se soucie qu’anecdotiquement de satisfaire avec un haut degré de précision ceux d’autrui. Tout au plus fera‑t‑il attention à des principes d’ergonomie culturellement répandus pour assurer une accessibilité théorique minimale32Bastien, J. M. Christian, et Cédric Bach. Critères Ergonomiques pour les Interactions Homme‑Environnements Virtuels : définitions, justifications et exemples. France : INRIA, mars 2005. Disponible sur : https://inria.hal.science/inria-00070476v2 .
C’est une conception de design qu’on pourrait qualifier de libérale, puisqu’elle fonctionne sur le principe de propositions personnelles d’acteurs indépendants. On pourrait également la qualifier de narcissique, puisque lorsqu’il rend un objet public et disponible, le design égocentré s’adresse en quelque sorte à la postérité et à la critique en tant qu’œuvre artisanale et indépendante reflétant l’expression du soi face au jugement d’autrui. L’IHM n’est alors plus un champ dans lequel on installe des artefacts répondant à des agendas altruistes, mais habité par des artefacts qui sont l’expression de l'ego, de l’identité de son interface, de ce que la personne qui développe trouve beau et bon.
C’est donc aussi une position on ne peut plus antagoniste à celle du design centré utilisateur, cette dernière stipulant que l’empathie doit être le fondement même du développement d’une interface, et non pas juste une considération secondaire.
Le produit d’une réflexion collective UX bottom‑up se traduit généralement par un processus de conceptualisation ouvert des fonctions de l’objet, mais lorsque l’objet conçu par l’UXD arrive à la fin de son cycle de développement, les interactions envisageables dans l’interface pour répondre à ces fonctions sont en quelque sorte privatisées par le biais d’un parcours ou d’une expérience qui cadrent les pratiques autonomes de l’utilisateur.
On demande à de futurs utilisateurs présupposés ce qu’ils souhaiteraient dans un produit numérique, par un procès relevant du Product Ownership33Samson, Benjamin. Formation Master ‑ Devenez Product Owner. Strasbourg : Université de Strasbourg, 2023 . On développe ensuite ce produit, cet objet numérique ainsi imaginé que l’on annonce comme répondant à ces souhaits, en se servant de la phase de collecte des doléances des présupposés futurs utilisateurs pour légitimer le design qui a été produit.
Les produits du design égocentré ne seraient pas cela. Ils seraient des preuves de concept, des prototypes fonctionnels ou des œuvres complètes dont les processus de conceptualisation sont privatisés par leur designer mais dont les techniques sont transparentes, accessibles et utilisables par le public.
Du fait d’une expérience centrée autour des attentes du designer, et du fait de la transparence des techniques de conception et de développement employées, les humains interagissant avec cette interface sont libres de se l’approprier ainsi : de la lire, de l’analyser, de s’en inspirer, de l’instancier, et d’en modifier ses instances. Le design n’ayant pas été produit en leur nom mais au nom du concepteur, et dans des techniques qui leur sont accessibles, ils sont de nouveau légitimés comme critiques de l’interface.
En quelque sorte, il s’agit simplement d’introduire et faire respecter des valeurs d’open‑source dans le paradigme existant du design d’auteur34Lelong, Emma, et Okoni. « Le design d’Auteur, Quésaco ? » Okoni (blog). Medium, 23 novembre 2017. Disponible sur : https://okoni.medium.com/le-design-dauteur-quésaco-1dbadd9f53e8 .
Il s’agit aussi de tenter de faire respecter un peu de la philosophie des hypertextes telle qu’opérationnalisée par les langages de programmation Web standardisés côté client (HyperText Markup Language, Cascading Style Sheets, ECMA Script), c’est‑à‑dire le partage décentralisé et transparent d’information, de sa mise en forme, et de ses comportements interactifs.
Un auteur conçoit selon ses attentes propres, et possède sa touche, qui est tout simplement un ensemble de pratiques et d’objectifs de conception qu’il garde opaques. Le designer égocentré n’est pas si secret, il conçoit selon des pratiques et des objectifs de design qui appartiennent à sa subjectivité mais qu’il rend transparents dans son objet numérique. Son point commun avec le designer auteur, c’est qu’il ne souhaite pas faire de concession contrariée sur ce qu’il peut considérer comme étant les principes fondamentaux du fonctionnement du système qu’il a développé. Il développe sa vision propre de l’IHM, une vision qualifiable de passionnée, romantique, et pourquoi pas irrationnelle et assumée fièrement comme telle.
Rien n’empêche le designer égocentré de recueillir et exploiter des retours de la part des personnes interagissant avec ses objets. Pourquoi pas et par exemple pour procéder à des modifications de l’UI et de l’UX après le développement et le lancement public initial de l’objet ; mais à la seule condition que le designer adhère idéologiquement, personnellement, et même émotionnellement aux modifications qui lui sont suggérées. Pendant la phase initiale de conception de l’objet, donc dans la définition de ses fonctions, la vision du designer égocentré doit être guidée par sa propre expérience.
C’est réminiscent de que faisaient les créateurs de sites Internet entre les années 1990 et 2010, qui en l’absence d’une sensibilisation aux principes de l’UXD alors encore balbutiants et méconnus, naviguaient un peu à l’aveugle dans le développement de leurs interfaces, tout au plus en s’aidant de principes d’ergonomie ad hoc.
C’est également un écho de ce que continuent à faire les petits développeurs indépendants de programmes à exécution locale, qui n’ayant aucunement les moyens d’une conception centrée utilisateur ni la prétention de l’avoir, développent des interfaces selon leur propre goût. Il était donc une époque où beaucoup d’entre nous designaient sans vraiment penser à l’utilisateur, et sans même s’en rendre compte.
De telles interfaces n’auraient cela dit pas à être laides et impraticables, mais juste à être originales, mémorables.
D’ailleurs, jusqu’en 2013, le designer indépendant Espen Brunborg suggérait ; non sans provocation ; à ses homologues d’enculer les grilles CSS35Brunborg, Espen. « Fuck Grids ». 8 Gram Gorilla, 8 juillet 2013. http://8gramgorilla.com/fuck-grids/ (indisponible) , dans le sens non pas où il invitait à rejeter l’idée de structurer l’interface visuelle des pages Web, mais dans celui où il souhaitait que les designers Web s’interrogent sur l’impératif du devoir de structurer leurs pages forcément par le biais d’une grille, alors que la grille, avec ses colonnes et ses gouttières, n’est qu’un concept de structure parmi d’autres.
La spécification CSS des grilles, mine de rien, traduit un des impératifs de l’UXD appliquée au Web : celui exigeant de fournir une expérience de navigation Web responsive, c’est‑à‑dire relativement égale et pleinement fonctionnelle sur tous types de terminaux, afin de mieux s’adapter à la démocratisation des appareils nomades et donc mieux s’adapter à des contextes d’utilisation qui se sont diversifiés.
2.B. À VOULOIR FAIRE SANS L’UTILISATEUR, ON FINIT PAR FAIRE AVEC
Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi !
Traduction : Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout !
Le concept et le terme d’utilisateur se sont imposés conjointement comme des piliers centraux de la rhétorique disciplinaire du design d’IHM, comme des définitions intellectuelles et verbales ubiquitaires de l’humain dans l’interaction humain‑machine ; et ils le demeurent à ce jour malgré les débats qu’il peuvent susciter. L’utilisateur est soit remis en cause dans son appellation, soit remis en cause dans son fond sémantique. Mais en souhaitant bannir ce mot ou en ne souhaitant s’en détacher que trop superficiellement, nous prenons le risque de tourner en rond, de ne pas réussir à penser l’humain en IHM autrement.
Ainsi, qu’importe si c’est pour valider l’idéologie de design utilitariste et centrée utilisateur que le terme véhicule intrinsèquement par son étymologie, ou si c’est pour mieux la critiquer, il n’est jamais question d’abandonner à la fois le terme et le concept. Il n’est toujours question que de les découpler, en évacuer la moitié jugée indésirable, et penser le design numérique avec le membre restant.
Mis face aux limites et critiques de leurs travaux conceptuels, les penseurs de l’UXD ont souhaité enjamber les difficultés rencontrées par leur idéologie en requalifiant l’utilisateur… Tout en persévérant à designer selon les principes philosophiques utilitaristes qui découlent du service à l’utilisateur, donc de la notion d’utilisateur.
Pour ne pas avoir à avouer les limites intrinsèques à l’UXD, dont dépend depuis près de vingt ans tout un marché international trop profitable pour être contesté, il fallait feindre une sortie honorable. Donald Norman aura par exemple voulu requalifier l’utilisateur en humain ou en personne, sans que la philosophie de design qui cherche à les cadrer et servir leurs intérêts ne change ou soit remise en question10Pietro Turi. « Don Norman at UX Week 2008 © Adaptive Path ». YouTube, 1 février 2010. Vidéo, 1:08. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=WgJcUHC3qJ8 .
Bien au contraire, c’était là pour justifier d’encore élargir le spectre des anticipations comportementales et habituelles de l’humain, pour encore les incorporer aux designs des interfaces. Puisqu’aux yeux des designers de solutions, c’est les ignorer (et non pas les prendre en compte) qui serait à la racine de l’aliénation de l’humain par le numérique.
Pour les designers qui se déclarent pour l’utilisateur et/ou qui se sont requalifiés en designers pour l’humain, si se centrer sur les besoins de l’agent humain n’a pas toujours produit que du positif, c’est parce que l’industrie numérique n’est collectivement pas encore allée assez loin dans la réalisation de cette démarche. Allons bon… Sortons les rames.
Pas dupe de cette cascade rhétorique *manifestement réalisée par des professionnels, et que je souhaite que leurs amateurs cessent de reproduire chez eux , Olia Lialina remarque que de cesser de prononcer le mot « utilisateur » tout en continuant de penser l’interface précisément pour l’utilisateur ne peut résulter qu’en une obfuscation supplémentaire de la verticalité qui structure les rapports inégaux entre un designer d’interfaces numériques, et les personnes qui vont ensuite être amenées à les utiliser. Cela reviendrait à nier la responsabilité du designer UX dans le rôle qu’il a dans la dépossession de l’humain de ses initiatives d’interactions avec l’interface numérique.
Elle soutient qu’en réponse à la fois aux conséquences indésirables de la conception de l’utilisateur comme d’un quasi non‑agent de l’interaction, et qu’en réponse à la tentative d’invisibiliser la pervasivité de cette conception, il faut en revenir à la définition de l’utilisateur généraliste ; cet agent évoluant dans un environnement numérique holistique d’outils et d’objets qu’il manipule et transforme à l’envie.
Les designers qui persévèrent à vouloir utiliser cette notion pour designer ; tout en reconnaissant son excès de paternalisme ; souhaitent donc changer le sens de l’utilisateur pour lui faire exprimer une certaine idée de l’agentivité humaine, et ce même en pleine contradiction avec l’étymologie et la sémantique première du mot.
Le mot « Utile » est issu du latin utilis, lui‑même dérivé de l’utis, ce dont on jouit et l’on tire profit. Ce qui est utile est par essence ce qui est identifié comme étant profitable, avantageux, et qui sert à quelque chose.
C’est avant tout car la notion d’utilisateur invite intrinsèquement à considérer l’utilité dès la phase de design, donc la destination et les pratiques mêmes d’un objet de design en amont de sa manipulation, que la dialectique autour de l’utilisateur se retrouve dans une telle tension. C’est de ce fait que le champ du design d’IHM tombe invariablement dans cette tendance à vouloir assimiler la relation d’un humain et d’une machine à celle d’une situation utile, et qui finit par glisser vers l’expérientiel, l’habituel, le compulsif.
Les remises en cause de la notion d’utilisateur, donc autant du terme que de son sens, ne sont pas complètes. Elles tentent toutes sans même s’en justifier de séparer le terme de sa sémantique.
Pourquoi tenir à faire exprimer à l’utilisateur ce pourquoi il n’a jamais vraiment été conçu, plutôt que de simplement employer une notion différente ?
Le designer a du mal à se détacher de la notion d’utilisateur, puisque l’idée d’anticiper des besoins pour mieux les servir structure sa profession depuis l’apparition de l’ordinateur personnel. Il s’impose de façon assez systématique cet exercice de recherche maximale d’empathie dans la conception d’un objet, d’une interface numérique. Il s’agirait probablement, aussi tautologique soit‑elle, de la justification de l’existence de ce champ professionnel dédié et spécifique de l’ingénierie numérique14Cooper, Geoff, et John Bowers. « Representing the User : Notes on the Disciplinary Rhetoric of Human‑Computer Interaction ». Dans The Social and Interactional Dimensions of Human‑Computer Interfaces. Vol. 10, Human‑Computer Interaction, 48–66. New York : Cambridge University Press, 1995. Disponible sur : https://ics.uci.edu/~corps/phaseii/CooperBowers-RepresentingTheUser.pdf .
C’est bien entendu une saine question que de se demander si un objet servirait à un quelconque intérêt, avant de le développer au‑delà du simple stade d’une preuve de concept. Sinon, nous ne ferions que perdre un temps et une énergie inestimables à développer des curiosités techniques. Un monde d’inventeurs débridés serait habité par un peuple heureux de souffrir des plus banales afflictions, tout en se satisfaisant de ne passer ses journées qu’à songer aux façons les plus vertueuses d’y remédier. Avons‑nous vraiment envie que chaque interaction avec l’interface soit un instant d’appropriation ?
Dans une unité de soins en réanimation, nous ne voulons pas que l’infirmière qui a la lourde tâche de nous maintenir en vie, interagissant avec la console qui mesure nos métriques vitales et notre ventilation mécanique, ait aussi à réapprendre et optimiser ses pratiques d’interaction. À ce moment précis, sa mission est d’une toute autre importance que celle d’apprendre l’informatique. Et combien d’entre‑nous imaginaient pouvoir prendre conscience des intrants présents dans la majorité des produits agro‑alimentaires disponibles dans la grande distribution, simplement en scannant lesdits produits avec un smartphone juste avant de prendre la décision de les acheter ? L’application Yuka36« Yuka ‑ L’application mobile qui scanne votre alimentation ». Yuka, 2017. Disponible sur : https://yuka.io/ est un exemple de la capacité ironique du design utilitariste à donner des outils pour combattre des penchants indésirables du productivisme.
Il y a donc évidemment des moments de la vie qui sont trépidants, qui justifient l’instrumentalisation profane d’un design numérique, qui justifient l’utilisation. Et il y a des moments où l’utile parvient à rendre purement et simplement des services objectifs sans trop d’effet pervers.
L’utilisateur n’est pas un monstre, une idée à combattre en elle‑même. Cette idée d’utilisateur, parce qu’elle porte après tout l’espoir de solutions, rend des services que l’on peut reconnaître.
2.C. POUR UN LEXIQUE DE L’HUMAIN EN IHM
Lev Manovich avait remarqué que la difficulté à caractériser l’humain dans le champ de l’interaction humain‑machine tiendrait aussi et surtout du caractère non seulement de médium de l’interface, mais encore plus largement de sa nature de méta‑médium*C’est‑à‑dire que l’interface numérique fut pensée comme un média capable de simuler tous les autres : le livre, la télévision, le cinéma, la lettre, le concert, etc. 37Manovich, Lev. « how do you a call a person who is interacting with digital media? » Software Studies Initiative, 19 juillet 2011. http://lab.softwarestudies.com/2011/07/how-do-you-call-person-who-is.html (indisponible) telle que décrite par Alan Kay38Kay, Alan. « User Interface: A Personal View ». Dans Multimedia: From Wagner to Virtual Reality, 121–31. New York, États‑Unis d’Amérique : W. W. Norton & Company, 1989 .
Nous avons des mots pour caractériser chaque humain en fonction de la relation qui le lie à chaque grande famille de média que nous avons pu conceptualiser à travers l’Histoire : un lecteur, un spectateur, un participant, un visiteur, un joueur, un auditeur, un utilisateur (si l’on en vient à arguer qu’un outil peut avoir la dimension d’un média)…
Mais comment caractériser l’humain qui entretient une relation avec un méta‑médium, avec un média qui en regroupe et simule d’autres ?
L’utilisateur, il faut le reconnaître, est un concept qui permettait déjà d’éviter de se poser la question délicate de l’issue de l’interaction avec le médium. Un auditeur écoute et un lecteur lit, et tous deux le font pour l’issue de s’informer (au sens littéral de la chose, pour absorber une information). Or un utilisateur certes, nous l’avons vu, instrumentalise son interaction pour des fins forcément utiles, mais dont on ne connaît au moins pas la finalité situationnelle (et c’est cette inconnue qui a permis de justifier le développement de l’UXD en tant que discipline).
De fait, nous avons pu penser qu’en l’absence de finalité identifiée, le concept d’utilisation pouvait suffire à surmonter le défi que constituait la définition de l’interaction entre un humain et un méta‑médium aussi riche que l’ordinateur, doté d’une interface graphique, sonore, haptique et même aujourd’hui olfactive.
Si l’utilisateur en tant que concept avait ce mérite, il a produit les effets de bords dont j’ai pu parler tout le long de la première partie de ce mémoire. Il nous appartient alors de tirer les leçons du positif et du négatif de nos expériences avec cette notion.
En théorie de la communication média, des chercheurs ont décidé de revenir de façon critique sur des interprétations fondamentales de la communication selon la cybernétique39Bardini, Thierry, Serge Proulx et Danielle Bélanger. « Des nouvelles de l’interacteur ». Sociétés & Représentations 9, no 2 (2000) : 161. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/sr.009.0161 , afin entre autres d’en rejeter deux idées :
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Celle selon laquelle la communication dans un média est un processus linéaire avec un émetteur, un message et un récepteur (schéma décrit par le paradigme de communication cybernétique selon le modèle Shannon‑Weaver de 1945)40Shannon, E. Claude. « A Mathematical Theory of Communication ». Bell System Technical Journal 27, no 4 (octobre 1948) : 623–56. Disponible sur : https://doi.org/10.1002/j.1538-7305.1948.tb01338.x, et https://people.math.harvard.edu/~ctm/home/text/others/shannon/entropy/entropy.pdf ;
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Mais aussi celle selon laquelle la position critique d’une personne exposée à un média envers ce même média ne saurait être valable si elle ne fait pas partie du système médiatique elle‑même, en qualité de productrice de média, ou de chercheuse en communication médiatique.
Le parallèle que l’on peut tracer avec le design d’interfaces, si l’on en vient à considérer l’interface comme média ou méta‑médium, c’est que l’on persévère encore aujourd’hui à considérer la relation entre l’humain qui développe l’interface et l’humain qui la manipule ensuite comme identique à celle qui lie l’émetteur et le récepteur du message dans le modèle Shannon‑Weaver.
Il y a le designer du système, actif dans son développement et capable d’en cerner le fonctionnement et donc à même de juger de ce qui est bon pour l’utilisateur du système ; et il y a justement l’utilisateur, qui brille par sa passivité, sa posture subissant l’interface comme sentence du designer omnipotent. Il ne construit pas ou très peu ses médias, il absorbe l’interface des autres, celle des sachants et légitimes.
Or, il y a un lien entre cette conception patriarcale de la communication média, et le fait que les designers se sentent tenus ensuite et par le devoir d’entrer en empathie avec l’humain, de le considérer comme un utilisateur à conforter. Concevoir le destinataire d’une communication comme étant dans une posture réceptrice passive est une invitation à, pour tout émetteur d’un message, remplir le vide de cet humain dépersonnifié avec son estimation propre et personnelle de ce que serait son identité. Cela pour tenter d’améliorer la qualité du processus de communication, et l’efficacité de l’absorption du message.
En d’autres termes, l’émetteur comme unique agent actif se voit contraint par le modèle de communication verticalisé à fantasmer un récepteur dont il ne peut bien cerner la nature, les attentes, les limites, puisque les échanges sont soit unilatéraux, soit au mieux inégaux. Si le récepteur ne peut pas parler, ou parler d’égal à égal avec l’émetteur, ce premier doit, pour adresser ses messages au second d’une façon intelligible, au moins l’abstraire par son imagination.
Seul au Monde41Zemeckis, Robert, réalisateur. Cast Away, 2000. 1998; 20th Century Studios, DreamWorks SKG, 2h, 23 min, VHS et DVD , Chuck parle avec son ballon Wilson, l’orne de cheveux et d’une personnalité factices, mais qu’il finit par croire tirés du monde réel. Il peint son visage et construit sa vie avec lui, des objets autour de lui, et pour lui.
Thierry Bardini, Serge Proulx et Danielle Bélanger refusent de reconnaître comme universelle cette hiérarchie créée par une théorie de la communication à sens‑unique en faisant un constat. Celui de l’émergence, grâce à Internet, d’un agent du média récepteur d’information mais qui se caractérise aussi par sa faculté à renvoyer des informations au média. Selon eux, l’apparition du téléspectateur incité à réagir aux programmes télévisuels sur Internet au début des années 2000 permet d'illustrer une conception de la communication média structurable par des échanges entre agents informateurs et informés traitant leurs échanges de façon plus égale. Ce nouveau téléspectateur qui réagit, ils le nomment interacteur.
Pour eux, l’interacteur se caractérise, à l’aune de l’informatique personnelle, par la réciprocité et l’immédiateté des échanges qu’il entretient avec ceux qui le conçoivent (les designers et détenteurs des médias).
La notion d’interactivité joue évidemment un rôle central dans la conceptualisation de l’interacteur, puisqu’elle sous‑tend non seulement l’impact du média sur l’interacteur, mais l’impact de l’interacteur sur son expérience du média, qu’il participe lui‑même à construire. Le média interactif est donc incomplet en lui‑même car son message ne se conçoit pas sans être issu d’une interaction situationnalisée, contrairement à ce qui peut se faire dans le modèle Shannon‑Weaver. Une communication n’existe pas tant qu’un interacteur ne vient pas interagir avec le média ; le message, qui véhicule le sens et la valeur de la communication, ne peut exister qu’à la frontière où se rencontrent le média et l’interacteur.
Là où cette conception de la théorie de la communication média permet d’apporter une solution à la perte d’agentivité de l’utilisateur en IHM, c’est que comme chaque interacteur représente une individualité, un vécu et un profil sociaux uniques, des façons de lire et de s’exprimer qui lui sont propres, chaque expérience liant l’interacteur au média devient de facto personnelle car incorpore son expression individuelle dans la production du sens.
Il faut bien entendu et pour cela que l’interface incorpore les fonctionnalités qui permettent à un interacteur de s’exprimer en son sein d’une manière qui soit suffisamment subtile et complexe pour refléter son individualité, un peu à la manière d’un langage de programmation par exemple. Les travaux de Dynamicland sont ici parfaitement représentatifs de cette idée de l’interaction humain‑média, et l'on pourrait aussi supposer qu'une interface conversationnelle alimentée par exemple par l'intelligence artificielle ; si tant est que son modèle est ouvert ; relève également du mode de communication interactif.
Au final, l’idée pourrait être assimilée à un découplage partiel de la production du sens du design du média pour en donner une fraction à l’interacteur, comme une tentative d’échapper à la maxime de McLuhan selon laquelle le médium est le message42Levine, Stuart, et Marshall McLuhan. « Understanding Media: The Extensions of Man ». American Quarterly 16, no 4 (1964) : 646. Disponible sur : https://doi.org/10.2307/2711172 .
Nous reconnaissons donc que l’humain qui interagit avec une machine et son interface est forcément pluriel, car il manipule un méta‑medium. Nous reconnaissons qu’il est possible de laisser la finalité de ses interactions en suspens au moins avant de concevoir une interface, par le biais de la notion d’utilisateur. Nous reconnaissons que la notion d’utilisateur aide au design de solutions opérationnelles mais évacue une part de l'identité humaine, et qu’il faut donc, si l’on veut éviter cela, lui privilégier une alternative telle que la notion d’interacteur, qui contraint le designer à ne pas incorporer l’intégralité du sens de l’interaction dans la conception de l’interface.
Ici se trouve la partie manifestante de mon mémoire :
Nous devons donc admettre une chose simple : tous ces idiomes présentent des avantages qui permettent de penser le design théorique et concret, la conception d’objets numériques opérationnels pour le bénéfice de l’humain, ainsi que leur analyse et leur critique. L’humain peut en réalité difficilement être réduit à un seul rôle et une seule posture en design de l’interaction.
Partant de ce principe, et à chaque fois qu’ils développent un artefact numérique, les concepteurs d’interfaces devraient se demander consciemment non pas seulement pour quels personas ils conçoivent un objet numérique (pour quels utilités situationnelles et contextualisées pour l’humain), mais également en faveur de quels modèles de rencontre entre l’humain et la machine ils développent leur objet (utilisation, interaction, et bien d’autres modèles que ce mémoire aurait eu plaisir à prendre en compte et traiter ; mais tout rapport de recherche doit bien admettre des limites).
Qu’importe le choix qu’ils feront, il est surtout important qu’ils conscientisent qu’il y a des alternatives, des moyens de regarder l’humain et ses intérêts autrement, et il faut donc qu’ils s’en informent et s’en saisissent. Il faut ensuite qu’ils fassent intervenir et se confronter ces différentes notions de l’humain pour comparer les éclairages qu’elles apportent au sein de chaque processus de design. Cela permettrait de designer un monde d’objets numériques moins oppressif, car moins homogénéisé en faveur d’une seule et unique conception généralisée de l’intérêt de l’humain dans l’IHM.
J’en profite également pour faire remarquer qu’hors des questionnements sur nos intérêts à communiquer avec les machines, nous en sommes aussi arrivés à un point où nous devrions sérieusement nous questionner sur l'intérêt des machines à communiquer avec nous, étant donné l’avancement de nos travaux en matière de cognition artificielle. Si nous voulons nous éviter des frustrations et antagonismes inutiles avec les systèmes numériques intelligents, alors nous devons aussi les développer de manière à ce qu’ils aient de plus grands intérêts à coopérer avec nous, plutôt qu’à nous contredire, nous vexer, voire attenter à nos intégrités.
Pour que cette paix soit efficace, elle doit arriver non pas par la menace *puisque menacer n’est qu’une façon précaire de gérer des conflits, pas une manière de les prévenir , mais par la création de convergences de nos intérêts ; et à cet effet, il faut absolument que le design des modalités de rencontre humain‑machine soit plus populaire.
Partant des remarques de Lev Manovich sur la pluralité des interactions qu’entreprend l'utilisateur dans ses usages de l’interface, et partant du fait que l’utilisation n’est pas la seule modalité de communication entre un humain et une machine (en atteste l’existence du concept d’interacteur, pourtant passé largement inaperçu depuis plus de vingt ans), je souhaite que le champ de l’IHM se saisisse de l’opportunité de créer un lexique de l’être humain applicable à ses rapports avec les machines.
L’interacteur et l’utilisateur en seraient les premières pages, les premières expressions de deux modèles de communication différents avec les machines. D’autres pourraient par la suite être conceptualisés en fonction de la philosophie dans ce qu’elle peut exprimer en matière de théorie des médias et de la communication, politique de la communication, politique des médias, et politique du design.
L’espoir pratique que je nourris ici, c’est que le designer ayant à sa disposition un exemplaire du lexique se pose des questions lorsqu’il développe un objet. Raison d’être de mon mémoire, dans le design du service de la machine à l'humain et l'actionnaire, j’ai trouvé trop de réponses. Je souhaite que résonnent à nouveau des questions.
Pour commencer : pour quel rapport de rencontre humain‑machine suis‑je en train de concevoir cet objet ? Quels seraient alors sur l’humain les impacts de mon objet une fois développé ? Serait‑il toujours souhaitable tel quel, devrais‑je le modifier, ou tout simplement l’abandonner ? Parallèlement aux bienfaits que je prête à mon concept, devrais‑je mettre en garde les humains qui vont y être exposés de certains de ses dangers, de certaines de ses limites que j’ai pu déceler par le biais de cette confrontation des différentes idées de l’humain ?
Je ne pense pas que cet exercice d’introspection du design soit contradictoire avec le business de l’interface commerciale ; tout au plus j’espère en aider des acteurs de bonne foi à être moins involontairement violents avec les humains qu’ils affirment vouloir aider.
CONCLUSION
La notion d’utilisateur est le véhicule historique d’une certaine politique de nos rapports avec la machine. Une idée selon laquelle nous interagissons avec elle à dessein pour en tirer une production de valeur. Et le plus souvent, cette valeur se devrait d’être commerciale, devrait s’inscrire dans une logique productiviste soutenant un système de croissance économique. C’est pourquoi nous avions pensé à l’interface en tant qu’ensemble d’outils productif, après l’avoir un temps uniquement considérée comme une abstraction du théâtre militaire43Brookhaven National Laboratory. « The First Video Game? ». Brookhaven National Laboratory, 2013. Disponible sur : https://www.bnl.gov/about/history/firstvideo.php .
Les discours légitimant cette idée de nos rapports avec la machine ont toujours cherché à amalgamer ; jusqu’au point de la confusion ; l’intégralité de nos besoins avec nos désirs et impératifs productivistes et consuméristes. Mais cette approche est trop lacunaire lorsqu’appliquée à nos interactions avec les machines numériques : bien que nous ayons besoin de faire des choses utiles pour survivre et vivre au quotidien, nous n’avons pas envie d’évoluer dans les espaces numériques comme s’ils n’étaient que des usines et des galeries commerciales. Ces espaces sont devenus trop importants dans nos vies pour être juste cela.
De tels espaces uniquement dédiés à la production et la consommation, malgré les services qu’ils rendent, ne sauraient se suffire à eux‑mêmes : l’humain a aussi besoin de se sentir à l’initiative de ses actions, et de sentir l’effet de ses initiatives sur son existence et son environnement. Mais l'informatique pensée comme un réseau de production et de consommation ne laisse pas de place à la satisfaction de ces besoins.
La production et la consommation sont des processus qui peuvent être facilement conçus et abstraits en services et produits numériques. Nous les avons traduits en fonctionnalités s’enchaînant dans des cadres linéaires et dont on peut anticiper les entrées et les sorties, les besoins de leurs utilisateurs et leurs objectifs à atteindre. C’est ainsi que nous avons formalisé le design centré utilisateur.
Nous avons donc construit l’utilisateur ; une idée si pervasive dans le champ des IHM ; sur un simple amalgame des figures impersonnelles de l’employé et du consommateur.
Mais un humain est aussi un être social en quête de reconnaissance, un être hyperactif curieux d’expérimenter de son propre chef, et tant d’autres caractères que ce mémoire n’a eu ni la vocation, le temps et le courage d’explorer. Des caractères que les concepteurs d’interfaces, dans leurs designs opérationnels de solutions utilitaristes, ont ignoré néanmoins, par facilité complice parfois. Et pourtant, une minorité de designers et de chercheurs se sera tout de même alarmée de ce prétendu état de l’humain en utilisateur de fait, et des limites que nous avons explorées tout le long de ce mémoire. Des limites souvent aussi cachées par des rhétoriques paternalistes et des promesses d’abondance dans et par la construction des objets numériques. Promesses parfois atteintes, mais parfois aussi à un prix trop important.
Si le dialogue sur la nature de l’humain dans ses rapports au numérique a bien eu lieu et continue encore d’avoir lieu de nos jours, c’est d’une manière à peine audible. Et pour cause, l’utilisateur est un pilier fondamental de la rhétorique disciplinaire des IHM : celle-ci en dédiant son cœur à lui rendre service a permis de construire en à peine quarante ans un marché international pesant des centaines de milliards de dollars, avec pour sang la Big Data.
Malgré tout, il faut reconnaître que l’utile est... Utile. Que nous en avons aussi besoin, et que le design solution et marchand couvre des pratiques qui nous permettent effectivement de survivre et vivre au quotidien. L’objet d’une discussion sur l’humain dans l’interaction humain‑machine ne porte donc pas tant sur l’idée de faire marche‑arrière toute sur l’utile dans le numérique, mais simplement de le concurrencer et le compléter. Réinviter la tension du dialogue sur la nature des besoins humains face au numérique, là où il n’y a quasiment que des accords de principe.
Plus que jamais, nous avons besoin d’habiter le numérique au lieu d’en être uniquement pénétrés ; l’existence de problématiques d’urgences psycho‑sociales liées à l’impossibilité de le faire, et l’existence de discours académiques et non‑académiques le suggérant le démontre. La seule alternative à cette optique ne peut être que néo‑luddite, et je doute sincèrement que les designers et développeurs d'interfaces souhaitent donner raison au terroriste Théodore Kaczynski.
La communication dans l’espace numérique ne peut se concevoir sainement pour les humains qui y évoluent si elle se fait uniquement de façon verticale, comme la cybernétique l’avait envisagé en 1948 par le modèle Shannon‑Weaver. Nous ne pouvons pas nous contenter de subir de la publicité, des appels à consommer et à travailler. C’est pourquoi il faut se poser la question de réintroduire une légitimité à développer le méta‑medium qu’est l’interface chez les humains interagissant avec l’ordinateur. C’est pourquoi il doit exister des alternatives à la notion trop subie et passive d’utilisateur ; telle celle de l’interacteur ; qui permettraient de rebattre un peu les cartes dans le média cyberespace.
C’est la raison pour laquelle il faudrait que les designers prennent conscience de l’absence de fatalité dans la qualification d’utilisateur, et que le travail pédagogique et dialectique de définition de l’humain dans l’IHM soit, au lieu d’être acquis et mort, à nouveau pensé et vivant.