< L’amour à l’ère des Messageries instantanées >
Décodage des Indicateurs de Présence en Ligne dans le Contexte Romantique
Lyson ROUGEON / -Remerciements
J’adresse mes sincères remerciements à Nolwenn Maudet, qui a su me transmettre son goût pour la recherche en me guidant avec bienveillance au fil de la rédaction de ce mémoire. Sa confiance et son enthousiasme ont été d’un soutien inestimable. Un grand merci aussi à Kim Sacks, dont les vastes connaissances ont été précieuses pour nourrir mes réflexions et étendre le champ de mes recherches à de nouveaux horizons. Merci également à Éloïse Cariou, qui est à l’origine du projet d’édition collective de nos mémoires. Sans son encadrement, nous n’aurions pu valoriser nos travaux de recherche d’une telle manière, ni les rendre accessibles à tous en version numérique. Enfin, je tiens à remercier mes camarades pour leur esprit d’entraide, leur travail inspirant et la bonne humeur dont ils ont fait preuve pour rythmer ces deux années riches en émotions.
Introduction
Vous est-il arrivé d’être agacé lorsque une personne dont vous attendiez impatiemment la réponse vous a laissé en « vu » ? A contrario, avez-vous déjà retardé l’ouverture d’un message auquel vous n’aviez pas le temps de répondre, pour éviter de vexer votre interlocuteur ?
À l’origine de ces comportements se trouvent des fonctionnalités de design répandues sur les outils de messagerie instantanée, telles que le statut « en ligne », la mention « vu », ou les indicateurs de saisie de texte (fig. 1). De l’anglais « awareness cues », je propose la traduction « indicateurs de présence en ligne » pour désigner ces « représentations symboliques ou iconiques des allées-venues, actions et situations de personnes éloignées, émises par les technologies et mises à jour en temps réel ».1 Oulasvirta, Antti. « Designing Mobile Awareness Cues ». Dans Proceedings of the 10th International Conference on Human Computer Interaction with Mobile Devices and Services. New York : ACM, 2008. https://doi.org/10.1145/1409240.1409246.
Variant légèrement d’une application à l’autre, les indicateurs de présence en ligne sont apparus progressivement dans l’histoire des technologies de messagerie instantanée, afin de fluidifier les échanges virtuels. Le premier statut « en ligne » fut inventé en 1997 sur AOL Instant Messenger 2 Cobb, Camille, Lucy Simko, Tadayoshi Kohno et Alexis Hiniker. « A Privacy-Focused Systematic Analysis of Online Status Indicators ». Proceedings on Privacy Enhancing Technologies, no 3 (2020) : 384–403. https://doi.org/10.2478/popets-2020-0057.l’outil précurseur des Messageries instantanées actuelles (fig. 2). À l’aube des téléphones portables et des notifications, il permettait de signaler les moments opportuns pour échanger lorsque deux individus étaient simultanément connectés à leur poste. À leur déconnexion, ces derniers étaient invités à saisir un message manuellement pour rendre compte de leur absence (fig. 3). Deux ans plus tard, Microsoft ajouta l’indicateur de saisie de texte sur MSN Messenger Service (fig. 4), dans le but de rassurer ses utilisateurs sur le fait que leurs interlocuteurs étaient réellement connectés à leur ordinateur, alors que l’actualisation du statut « hors-ligne » pouvait durer plusieurs minutes. 3 Jones, Rhett. « What the “Someone Is Typing” Bubbles in Messaging Apps Actually Mean ». Gizmodo, 21 juillet 2018. https://gizmodo.com/what-the-someone-is-typing-bubbles-in-messaging-apps-ac-1827744443. C’est finalement en 2011 qu’Apple intégra la mention « vu », un accusé de lecture virtuel, à l’occasion du lancement d’iMessage (fig. 5). 4 « New Version of iOS Includes Notification Center, iMessage, Newsstand, Twitter Integration Among 200 New Features ». Apple Newsroom (United Kingdom), 6 juin 2011. https://www.apple.com/uk/newsroom/2011/06/06New-Version-of-iOS-Includes-Notification-Center-iMessage-Newsstand-Twitter-Integration-Among-200-New-Features/.
Depuis les années 2010, les applications telles que WhatsApp ou Messenger ont fait de ces indicateurs de présence en ligne une norme par défaut, n’en faisant varier que l’apparence ou la possibilité de désactivation. Si en vingt-cinq ans, ces fonctionnalités ont peu évolué, la manière de communiquer en ligne, elle, a été révolutionnée par les smartphones. Alors que nous passons en moyenne 3h15 par jour sur notre téléphone 5 Howarth, Josh. « Time Spent Using Smartphones ». Exploding Topics, 4 décembre 2023. https://explodingtopics.com/blog/smartphone-usage-stats. , les indicateurs de présence en ligne nous permettent toujours de synchroniser nos échanges, mais leurs fonctions ont évolué en même temps que nous sommes passés d’une connexion limitée aux postes fixes, à l’injonction d’être constamment disponibles via nos téléphones mobiles. En effet, même lorsque nous ne consultons pas activement nos messages, des notifications nous indiquent instantanément lorsqu’on en reçoit et nous ne sommes jamais qu’à un swipe de pouvoir y répondre.
Face à ce constat, des études s’interrogent sur l’évolution des rôles des indicateurs de présence en ligne. En 2005, précurseurs en la matière, Aoki et Woodruff 6 Aoki et Woodruff. « Making Space for Stories ». Dans Proceedings of the 2005 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems. New York : ACM, 2005. https://doi.org/10.1145/1054972.1054998. mettent les designers en garde sur l’importance d’équilibrer usabilité et ambiguïté dans la conception d’outils de messagerie instantanée. Bien avant l’apparition des applications qu’on utilise aujourd’hui, les designers expliquent que des indicateurs d’activité trop précis menacent le bon fonctionnement des relations sociales. Ils recommandent plutôt de laisser la possibilité d’interpréter les interactions virtuelles de multiples manières. En 2008, Oulasvirta [1] détecte également que les indicateurs de présence en ligne constituent des « preuves » mises à disposition des utilisateurs pour tirer des conclusions de leurs interactions virtuelles face à la capacité réduite d’interpréter les intentions des autres par message. Mai et al. 7 Mai, Lisa, Rainer Freudenthaler, Frank Schneider, et Peter Vorderer. « “I know you’ve seen it!” Individual and social factors for users’ chatting behavior on Facebook ». Computers in Human Behavior 49, (2015) : 296‑302. https://doi.org/10.1016/j.chb.2015.01.074. corrèlent ensuite le temps de réponse avec l’analyse des indicateurs de présence en ligne pour donner et recevoir des indices positifs ou négatifs sur la qualité d’une relation. Earle 8 Earle, Kathleen. « Attributions Online: An Examination Of Time Stamps, Read Receipts and Ellipses in Text-Based Communication ». Mémoire de maîtrise. North Dakota State University of Agriculture and Applied Science, 2018. https://hdl.handle.net/10365/28748.
relie ce comportement à la Social Information Processing Theory théorisant que les utilisateurs prêtent attention à n’importe quelle information à leur disposition pour donner du sens à leurs interactions. O’hara et al. 9 O'Hara, Kenton P., Michael Massimi, Richard Harper, Simon Rubens et Jessica Morris. « Everyday dwelling with WhatsApp ». Dans Proceedings of the 17th ACM conference on Computer supported cooperative work & social computing. New York : ACM, 2014. https://doi.org/10.1145/2531602.2531679. nuancent l’importance des indicateurs de présence en fonction de la proximité des interlocuteurs : plus le lien entre deux individus est important, plus le récepteur a d’attentes envers l’émetteur, et plus l’émetteur s’efforce de satisfaire les attentes du récepteur pour ne pas baisser dans son estime. Cette position est précisée par Arnold et Schneider 10 Arnold, René, et Anna Schneider. « An App for Every Step: A psychological perspective on interoperability of Mobile Messenger Apps ». Dans Proceedings of the 28th European Regional ITS Conference. Calgary : International Telecommunications Society, 2017. https://hdl.handle.net/10419/169444. , qui, suivant le modèle Altman et Taylor 11 Altman, Irwin, et Dalmas A. Taylor. Social penetration: The development of interpersonal relationships. Oxford : Holt, Rinehart & Winston, 1973. et Knapp 12 Knapp, Mark L. Social Intercourse : From Greeting to Goodbye. Boston : Allyn and Bacon, 1978. , distinguent quatre stades de proximité et les attentes qui en résultent :
Orientation Stage - les individus essayent d’impressionner les autres à travers leurs interactions. Ils s’efforcent de ne pas adopter de comportements dérangeants pour ne pas conduire à une rupture brutale de la relation encore très fragile.
Exploratory Affective Stage - les individus échangent des informations plus personnelles. Ils se préoccupent moins de la réciprocité de leurs actions car ils sont concentrés à poser les fondations d’une relation de confiance.
Affective Stage - les individus attendent une touche personnelle de leurs conversations. Si le niveau d’engagement émotionnel des interlocuteurs ne correspond pas, des irritations se développent.
Stable Stage - la relation a atteint un haut niveau de stabilité. Les individus se sentent assez à l’aise pour s’exprimer sans se préoccuper de ce que l’autre va penser, et savent prédire le comportement de l’autre en ligne.
D’autres études s’intéressent aux expériences utilisateurs des applications de messagerie mobile induites par les indicateurs de présence en ligne. Cobb et al. 13 Cobb, Camille, Lucy Simko, Tadayoshi Kohno et Alexis Hiniker. « User Experiences With Online Status Indicators ». Dans Proceedings of the 2020 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems. New York : ACM, 2020. https://doi.org/10.1145/3313831.3376240. et Lynden et Rasmussen 14 Lynden, James, et Teis Rasmussen. « Exploring the Impact of “Read Receipts” in Mobile Instant Messaging ». Journal of Media, Cognition and Communication 5, no 1 (2017). https://api.semanticscholar.org/CorpusID:149017267. décèlent que ces fonctionnalités intrusives entraînent des comportements d’évitement de connexion chez les personnes qui doivent répondre, et une consultation frénétique des conversations chez les personnes en attente de réponse. Blabst et Diefenbach 15 Blabst, Nicole, et Sarah Diefenbach. « WhatsApp and Wellbeing: A Study on WhatsApp Usage, Communication Quality and Stress ». Dans Proceedings of the 31st International BCS Human Computer Interaction Conference (HCI). Sunderland : BCS Learning & Development, 2017. https://doi.org/10.14236/ewic/hci2017.85. poursuivent que cette intrusivité nuit à la satisfaction des utilisateurs, mais qu’ils gardent leurs indicateurs de présence activés par curiosité, paresse ou ignorance de la possibilité de les contrôler.
Enfin, des études s’interrogent sur les conséquences psychologiques des indicateurs de présence en ligne. Kato et al. 16 Kato, Shogo, Yuuki Kato et Yasuyuki Ozawa. « Reply Speed as Nonverbal Cue in Text Messaging with a Read Receipt Display Function ». International Journal of Technology and Human Interaction 16, no 1 (2020) : 36–53. https://doi.org/10.4018/ijthi.2020010103. établissent une corrélation entre la présence d’une mention « vu » et les émotions négatives qui résultent de l’attente d’une réponse. Ils distinguent quatre types d’émotions négatives, dans l’ordre : la tristesse, la colère, l’angoisse et la culpabilité ; puis mettent en évidence que les émotions négatives arrivent plus rapidement lorsque l’on attend une réponse à un message lu qu’à un message non lu. La prédominance d’émotions négatives est confirmée par Lynden et Rasmussen [14]. Ceux-ci ajoutent que le ressenti des utilisateurs est affecté par des facteurs tels que le genre, la personnalité, ou encore le contexte de l’interaction. Mai et al. [7] terminent que la rapidité de réponse influe directement sur l’estime de soi : d’un côté, la réponse rapide à un message renforce notre sentiment d’appartenance et valide notre statut social ; de l’autre, une réponse tardive ou son absence indique un rejet qui va à l’encontre de nos besoins psychologiques et menace notre estime de nous-même.
La recherche existante constitue un corpus précis pour comprendre les fonctions, usages et effets des indicateurs de présence en ligne. Cependant, une de mes interrogations initiales reste sans réponse précise : prête-t-on la même attention aux indicateurs de présence en ligne selon que nous échangeons avec un ami, un collègue, un parent, ou une personne avec laquelle on entretient une dynamique romantique ? J’ai pour intuition que le caractère intime de ce dernier type de relation, même à un stade naissant, confère à ces fonctionnalités des rôles particulièrement significatifs, qui ne suivent pas le schéma des stades de proximité valables dans d’autres contextes sociaux. Plusieurs études abordent brièvement cette idée, mais aucune ne s’attarde sur l’importance du contexte social de l’interaction : O’Hara et al. [9] évoquent que la mention « vu » serait remarquablement utile pour comprendre les intentions de l’autre lors de relations amoureuses naissantes, où l’incertitude de ce qu’il pense est élevée. Campaioli et al. 17 Campaioli, Giulia, Ines Testoni et Adriano Zamperini. « Double Blue Ticks: Reframing Ghosting as Ostracism Through an Abductive Study on Affordances ». Cyberpsychology : Journal of Psychosocial Research on Cyberspace 16, no 5 (2022). https://doi.org/10.5817/cp2022-5-10. appuient cette hypothèse avec une étude psychologique de l’influence de la mention « vu » sur la détection et l’acceptation du ghosting selon le type de relations. Enfin, cette idée concorde avec les résultats de Lynden et Rasmussen [14], même si ces derniers expliquent que des recherches plus précises seraient nécessaires pour valider leurs conclusions. Ces travaux ouvrent une perspective de recherche sur le rôle particulier des indicateurs de présence en ligne dans les interactions romantiques en contraste avec d’autres contextes sociaux.
Cette étude vise donc à préciser si ces fonctionnalités sont particulièrement détournées de leur usabilité dans un contexte romantique, et quelles en sont les répercussions sur la formation et l’évolution de ces relations. La problématique est la suivante :
Dans quelle mesure les indicateurs de présence en ligne encadrent-ils les échanges romantiques via les applications de messagerie instantanée ?
Cette démarche s’inscrit dans l’incitation d’Aoki et Woodruff [6] à mieux comprendre comment les utilisateurs donnent du sens à leurs interactions et à leurs relations pour concevoir des outils de communication pertinents. Alors que de nombreuses études s’intéressent uniquement à un type d’indicateur ou une seule application, ce travail de recherche choisit d’approcher les fonctionnalités dans leur globalité, en incluant les trois types d’indicateurs les plus fréquents sur les interfaces de messagerie instantanée :
La mention « vu » - qui signifie qu’un message a été consulté.
Le statut « en ligne » - qui indique la connexion d’un utilisateur en ligne.
L’indicateur de saisie de texte - qui affiche quand un utilisateur est en train d’écrire.
Bien qu’ils remplissent des fonctions distinctes, ces objets de design numérique ont le point commun d’indiquer la présence d’un utilisateur en ligne à un instant t et s’inscrivent dans un système de codes informels qui, je présume, régissent la communication virtuelle par leur ensemble.
L’étude des indicateurs de présence en ligne dans le contexte romantique s’articule autour de deux hypothèses, divisées en sous-hypothèses :
La première pose que les indicateurs de présence en ligne sont particulièrement mobilisés par les utilisateurs pour préciser le contexte incertain d’une relation romantique naissante. Dans cette partie, je suggère que les indicateurs de présence peuvent déterminer le cours d’une relation roman tique naissante ; que le degré d’attention aux indicateurs de présence en ligne témoigne du degré de compatibilité entre deux individus ; et que l’interprétation des indicateurs de présence en ligne reflète davantage les insécurités de l’utilisateur que les intentions de l’autre.
La seconde hypothèse énonce que les rôles des indicateurs de présence en ligne sont importants dans une relation établie, mais qu’ils diffèrent de ceux des relations romantiques naissantes. À partir de ce présupposé, je formule que dès lors qu’un stade de confiance est assuré dans la relation romantique, les indicateurs de présence en ligne ne sont plus mobilisés pour obtenir la validation de l’autre ; et qu’au sein d’une relation établie, les indicateurs de présence en ligne peuvent devenir un outil de surveillance plus ou moins bienveillante.
Afin de répondre à la problématique posée, je présente dans un premier temps la méthodologie sur laquelle se fonde cette étude. Puis, je m’appuie sur les données qualitatives obtenues pour discuter de l’importance et des fonctions particulières des indicateurs de présence en ligne dans un contexte romantique naissant ou établi, en comparaison avec d’autres contextes sociaux. À la lumière de ces résultats, je questionne l’importance du design de ces fonctionnalités, et repense l’intégration des indicateurs de présence en ligne au sein des interfaces de messagerie instantanée actuelles, en tentant de mieux prendre en compte les besoins et attentes des utilisateurs.
Méthode
L’objectif de cette étude est d’observer comment les utilisateurs de messageries instantanées perçoivent les indicateurs de présence en ligne qui encadrent leurs interactions. Pour ce faire, je demande à dix participants – dont l’âge, le genre et le statut romantique varient - de remplir un journal de bord virtuel pendant sept à dix jours, partageant leur ressenti sur l’interaction virtuelle la plus marquante de leur journée (hors discussion de groupe). Certains participants ont tous leurs indicateurs de présence activés, d’autres les ont personnalisés selon leurs préférences. La méthode du journal de bord est fréquemment utilisée dans le design puisqu’elle permet de collecter des données qualitatives intimes dans le contexte naturel des interactions 18 Lallemand, Carine. « Dear Diary: Using Diaries to Study User Experience ». User Experience Magazine 11, no 3 (2012). http://uxpamagazine.org/dear-diary-using-diaries-to-study-user-experience/. . Son emploi dans le champ d’étude des indicateurs de présence en ligne demeure inédit.
L’expérience est précédée d’un premier entretien [Voir annexe] qui vise à recueillir les données démographiques des participants, les former à reconnaître et distinguer les indicateurs de présence en ligne auxquels je m’intéresse, et m’assurer qu’ils sont aptes à réaliser l’exercice et comprennent son fonctionnement.
Le journal de bord guide les participants via un questionnaire semi-ouvert [Voir annexe]. Il débute par des questions fermées qui leur demandent de détailler leurs relations avec leurs interlocuteurs, les plateformes de messagerie utilisées et les indicateurs de présence associés. Ensuite, une question ouverte explore comment ces éléments influent sur les sentiments et comportements des participants lors de leurs interactions. Cette dernière question implique d’écrire librement leur ressenti par rapport à l’interaction de leur choix. Des questions de l’ordre de : « As-tu été pressé·e que la personne te réponde ? As-tu eu peur qu’elle ne te réponde pas ? As-tu observé si la personne était connectée ? Si elle avait vu le message ? » sont suggérées aux interrogés pour les inciter à remarquer l’impact des indicateurs de présence en ligne sur leurs interactions, sans pour autant les forcer à adopter ce prisme d’analyse. Leurs réponses permettent d’examiner à quelle fréquence les interactions romantiques se démarquent d’autres conversations chez les personnes en couple ou célibataires, et dans quelle mesure les indicateurs de présence en ligne ont une importance particulière au sein de ces interactions.
Après avoir porté attention à leurs échanges virtuels pendant dix jours, les participants sont invités à un second entretien personnalisé en fonction des propos recueillis dans leur journal de bord [Voir annexe]. Cet échange permet d’approfondir la discussion après de potentielles prises de conscience, afin d’orienter la validation ou l’invalidation de mes hypothèses. Au terme de l’expérience, certains participants ayant pris l’habitude d’analyser leur rapport aux indicateurs de présence en ligne ont continué à partager leurs témoignages par écrit via différents canaux de communication.
Suite à cela, les propos sont retranscrits dans leur intégralité. Une première lecture permet de souligner les comportements et perceptions des utilisateurs vis-à-vis des indicateurs de présence en ligne. À partir de cette analyse, une liste des éléments les plus pertinents, associés à des verbatims, permet de répondre à la problématique.
Participants
Les codes de la présence en ligne dans le contexte romantique
« Connecté en ligne, mais pas à moi
J’attends ton signe, j’crois qu’y en a pas
J’ai vu que t’as vu, tu réponds pas
Alors j’attends, toujours j’attends
Qu’enfin il sonne, ce son latent
Peut-être je me mens, peut-être
J’en tremble. »
1.A. Flirter à l’ère des indicateurs de présence en ligne
Les insécurités amoureuses ne sont pas nouvelles. L’attente, qui les ravive lors d’interactions virtuelles, non plus. En 1977, Barthes 20 Barthes, Roland. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Éditions du Seuil, 1977. écrivait déjà :
« ATTENTE : J’attends une arrivée, un retour, un signe promis. Ce peut être futile ou énormément pathétique : dans Erwartung (Attente), une femme attend son amant, la nuit, dans la forêt ; moi, je n’attends qu’un coup de téléphone, mais c’est la même angoisse. Tout est solennel : je n’ai pas le sens des proportions ».
Toutefois, ce qui diffère d’auparavant, c’est la précarité qui caractérise les relations amoureuses, à une époque qu’Illouz 21 Illouz, Eva. La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain. Paris : Éditions du Seuil, 2020. appelle « La Fin de l’Amour » dans laquelle l’égide des technologies modernes et du capitalisme ont façonné des « rencontres sexuelles organisées comme un marché, [vécues] comme un choix mais aussi comme une incertitude ».
Dans son ouvrage, l’auteure explique que jusqu’au XXe siècle, le simple fait d’initier la cour amoureuse suffisait à neutraliser toute incertitude affective chez le sujet. « Une déclaration d’amour [était] immédiatement accompagnée d’une demande en mariage que la femme devait accepter ou refuser ». De nos jours, ces rituels ont été bouleversés par la remise en question du mariage traditionnel, l’apparition de relations libres, et la formation de liaisons instables démultipliées par les applications de rencontre en ligne. Dès lors, impossible pour les sujets de prétendre comme avant qu’ils « [connaissent] la nature de l’intensité de leurs émotions et [peuvent] facilement déterminer celle des autres ».
Supposant que les incertitudes sont plus élevées lorsque les dynamiques romantiques sont naissantes que lorsqu’elles sont installées, il me paraît intéressant d’observer l’influence des indicateurs de présence en ligne de manière distincte en fonction de ces deux contextes. La première partie de cette étude se consacre ainsi aux « relations romantiques naissantes », c’est-à-dire, des relations dans lesquelles au moins l’un des deux individus souhaite dépasser le stade amical avec l’autre, mais dont le cadre n’est pas (encore) établi. Elles peuvent par exemple s’apparenter à un coup de cœur non réciproque ou un rapprochement mutuel. Ces liaisons caractérisées par une rencontre récente avec l’autre, impliquent que l’on ne connaisse pas bien ses habitudes de communication et que les intentions mutuelles peinent à ressortir des échanges virtuels. Je suggère que les indicateurs de présence en ligne sont particulièrement mobilisés par les utilisateurs pour préciser le contexte incertain d’une relation romantique naissante.
1.A.1. Un trait = sécurité, deux traits = danger
Le journal de bord autorise les participants à aborder l’interaction de leur choix, sans restriction quant à l’interlocuteur. Comme l’indique la figure 6, les célibataires s’attardent plus fréquemment sur des conversations avec des personnes qui font - ou pourraient faire - l’objet d’une relation plus qu’amicale, que les personnes en relation.
Lorsque je leur demande pourquoi ils ont décidé de parler d’une telle interaction, et ce qui leur a fait prêter attention aux indicateurs de présence en ligne, les explications diffèrent selon que le cadre est romantique ou non. Avec un ami ou de la famille, Léa explique ainsi qu’elle regarde les indicateurs « pour s’assurer de la réception d’un message sans arrière-pensée ». Fanny, quant à elle, s’appuie sur le contexte situationnel de l’interaction qui l’a poussée à faire attention aux indicateurs de présence : un interlocuteur qui tarde inhabituellement à répondre, une conversation délicate qu’elle aurait aimé terminer rapidement, ou un résultat médical important. Avec un crush (anglicisme pour coup de cœur 22 Dico en ligne Le Robert. s.v. "crush," consulté le 12 janvier 2024, https://dictionnaire.lerobert.com/definition/crush. ), cette dernière contraste que c’est « parce que c’est lui » que l’interaction devient marquante et précise qu’elle prête toujours attention aux indicateurs de présence en ligne de son interlocuteur lorsqu’ils se parlent. Le contexte romantique naissant semble donc suffire à justifier l’observation minutieuse de l’autre en ligne. Mais pourquoi ? J’argumente que c’est parce que les indicateurs de présence peuvent déterminer le cours d’une relation romantique naissante.
À un stade précoce de relation, plusieurs participants expliquent d’abord qu’il est commun de ne pas verbaliser ses sentiments - qu’ils soient positifs ou négatifs - à l’égard de l’autre. Ainsi, le langage non-verbal joue un rôle crucial pour se faire une idée de ce que l’autre pense :
« Dans des relations de courte durée, on ne s’exprimait pas vraiment qu’on s’appréciait [...] je me rattachais à tout ce que je pouvais pour déceler ce qu’ils pouvaient bien penser de moi - y compris aux indicateurs de présence en ligne ». E
Ici donc, la phrase emblématique de McLuhan 23McLuhan, Marshall. Understanding Media, The Extensions of Man. New York : McGraw-Hill Book Company, 1964. , « le message, c’est le médium », prend tout son sens, dans la mesure où les indicateurs de présence en ligne - artefacts du médium en lui-même - véhiculent un message aussi important que le contenu qu’ils encadrent. Mais de quel(s) message(s) s’agit- il exactement ? Quelles conclusions spécifiques les utilisateurs tirent-ils de ces signaux dans les premières étapes d’une relation ?
La première et plus connue du grand public est le « ghosting » : le fait de disparaître d’une conversation sans donner aucune explication. Selon Campaioli et al. [17], cette pratique a d’abord été popularisée par les applications de rencontre en ligne, où l’affluence des discussions avec des quasi inconnus nécessitait un moyen facile et efficace de faire comprendre à l’autre qu’on n’était pas intéressé. Aujourd’hui, ce comportement souvent manifesté par une mention « vu » sur les plateformes de messagerie instantanée traditionnelles semble de plus en plus accepté pour marquer la fin d’une relation. Cela se retrouve dans le journal de bord de Marine qui partage avoir spécifiquement activé ses mentions « vu » sur iMessage pour communiquer sa volonté de mettre un terme à sa liaison avec quelqu’un rencontré il y a peu. La preuve que ce signe est interprété comme une réponse en soi tient dans la réponse de son interlocuteur (fig. 7).
De manière ironique, elle justifie sa décision de le ghoster après avoir elle-même perçu des signaux contradictoires via sa présence en ligne. En alternant entre bombardements de messages et absence de ceux-ci, tout en se montrant connecté à heures régulières, il lui a donné l’impression de jouer avec elle, allant jusqu’à lui faire perdre son intérêt pour lui. Finalement tout le cours de cette relation, et non seulement sa finalité, aura été influencé par les indicateurs de présence en ligne. Illouz [21] explique que cette tendance à s’attarder sur chaque petit signe afin de trouver un prétexte pour mettre un terme à des relations à peine commencées est d’ailleurs un trait commun aux nouvelles générations. Face à un choix infini de possibilités de rencontres et de formules d’engagement, les individus ressentent un besoin d’accumuler les expériences pour s’affirmer, qui, j’argumente, se traduit par la mise au point de techniques de rejets aussi rapides que violentes, telles que la non-réponse accompagnée d’une présence en ligne, pour vite passer à autre chose.
Il faut ici noter que tout le monde ne perçoit pas la même brutalité d’une non-réponse, selon l’indicateur de présence en ligne qui l’accompagne :
« Un like à un message c’est aussi violent qu’une mention “vu”. Ça dit vraiment “j’ai pas envie de te donner un retour sur ce que tu me racontes”. » L
« Le moins violent est de ne pas ouvrir le message, ça laisse toujours le doute, même s’il se restreint au fur et à mesure que les jours passent. » E
« Le pire qui puisse arriver dans le contexte du dating, c’est de ne pas avoir de mention “vu” en sachant que l’autre personne les a activées. C’est signe que tu l’intéresses si peu qu’elle ne daigne même pas te reconnaître et te permettre de passer à autre chose. » J
Arrivant parfois de manière abrupte, la non-réponse qui plane comme une menace sur les échanges virtuels amène les utilisateurs à faire constamment attention aux indicateurs de l’autre pour détecter ses intentions. Ils ne semblent apaisés que lorsque le message en attente de réponse n’a pas été lu, que l’interlocuteur n’a pas été connecté depuis qu’il l’a reçu, ou qu’il a répondu dès qu’il l’a ouvert.
Le pire qui puisse arriver dans le contexte du dating, c’est de ne pas avoir de mention “vu” en sachant que l’autre personne les a activées.
Au contraire, dès lors qu’une mention « vu » est laissée sans réponse, les interrogations fusent, et les conclusions se tirent rapidement : l’autre n’est pas intéressé. En témoignent ces citations :
« Parfois je suis tellement heureuse de recevoir un message que je le garde dans mes notifications plusieurs jours pour faire durer le plaisir. » F
« J’allais voir plusieurs fois par jour si la personne que je voyais s’était connectée. J’avais souvent des palpitations en voyant la petite mention “vu”. » E
« Ici la mention “vu” a vraiment joué son rôle en démontrant que la personne a vu mon message et a décidé volontairement de pas répondre. [...] J’ai commencé à questionner pour une énième fois la nature de notre relation et si j’ai envie de continuer à m’engager émotionnellement. » L
Lors d’une phase de séduction, la tangibilité des indicateurs de présence en ligne contraste avec l’imperceptibilité des intentions de l’autre. Ceux-ci sont alors surclassés comme des signaux binaires d’intérêt ou de rejet de l’autre, permettant d’évaluer le potentiel d’une relation en fonction de l’intérêt que l’on détecte (fig. 8).
D’une certaine manière, on peut établir un parallèle entre les codes qui naissent de ces indicateurs et les anciens rites dont Illouz [21] fait le portrait : alors que la cour amoureuse suivait jadis une trajectoire étape par étape, procurant une certitude quant à la signification de chaque interaction, les individus tentent aujourd’hui de retrouver cette sécurité en s’appuyant sur les indicateurs de présence en ligne.
Là où les interprétations se compliquent, c’est que la non-réponse associée à une connexion en ligne n’est pas toujours signe de rejet. Employée de manière temporaire, elle est aussi une stratégie pour témoigner à l’autre son agacement qu’il ne réponde pas, pas assez vite, ou pas ce que l’on veut, lorsque justement on est très intéressé :
« J’aimerais la laisser en “vu” parce qu’elle me saoule à pas répondre, mais je peux pas parce qu’elle a désactivé la fonctionnalité. » P
« Je compte faire comme lui : ne pas lui répondre pendant quatre jours et lâcher un “vu” après. C’est bon je commence à faire comme lui... » L
« J’utilise beaucoup ces indicateurs pour vexer l’autre quand je suis énervée qu’il ait été en ligne et ne m’ait pas répondu. C’est de la manipulation, parfois ça marche. » F
Derrière il y a l’idée de vengeance et d’espoir que l’autre réagisse si on lui accorde le même désintérêt qu’on a l’impression de recevoir. Toutefois, cette technique ne semble pas toujours faire ses preuves :
« Tu ne peux pas forcer quelqu’un à changer la manière dont il communique - que ce soit dans la vie réelle ou en ligne - ni l’intérêt qu’il te porte avec un élément aussi subtil que lâcher une mention “vu” ou te montrer connecté sans répondre. » E
« Je l’ai peut-être fait pendant quelques heures pour des mecs, mais je finissais par répondre. J’avais toujours cette idée de “si je réponds pas c’est sûr qu’il ne va rien se passer”. » N
J’avance enfin que dans une relation naissante, ne pas répondre ou du moins provoquer l’attente d’un interlocuteur s’apparente à un outil du jeu de séduction pour susciter son attention. Les résultats de l’étude démontrent en effet que les utilisateurs font parfois volontairement patienter leurs interlocuteurs pour se faire désirer et comptent sur les indicateurs de présence en ligne pour rendre ces intentions visibles :
« Ça m’est arrivé plutôt mille fois qu’une avant d’être en couple. » J
« Je l’ai déjà fait dans un contexte de flirt, pour faire douter l’autre qu’il m’avait dans la poche. » F
« Ça m’est arrivé de le faire pour attirer l’attention mais je le fais plus depuis quelque temps. » L
Ainsi, jouer avec les indicateurs de présence en ligne semble être une pratique à double tranchant qui peut être efficace, mais comporte des risques si l’on veut s’assurer que la relation se développe.
Ces témoignages illustrent comment les indicateurs de présence en ligne s’interposent dans le développement d’une relation romantique, du fait de l’intentionnalité qu’émetteurs et récepteurs y attribuent, surtout en l’absence d’un message. Malgré les efforts d’analyse dont les utilisateurs peuvent faire preuve, cela dit, l’ambivalence de ces signaux limite la fiabilité de leur interprétation.
Malgré le rôle des applications de rencontre dans l’évolution de la communication virtuelle relative au flirt, la plupart d’entre elles sont étonnamment plus prudentes que les outils de messagerie instantanée traditionnels dans la manière dont elles présentent l’activité en ligne de leurs utilisateurs. Par exemple, Bumble a choisi de n’afficher que les indicateurs de saisie de texte (fig. 9), ce qui est valorisé par les participants du journal de bord qui se servent de cette application :
« Je pense (j’espère) que c’est par souci de sécurité pour que les gens bizarres puissent pas t’accuser d’avoir vu ou été en ligne sans répondre. » L
« Ça évite de se torturer l’esprit en mode “ah il est connecté mais il répond pas”, “ah il doit être en train de parler à d’autres filles”. Il y a plus l’effet de surprise qui fait plaisir quand tu ouvres l’app et que tu vois un message. » J
Dans cette volonté de s’affranchir des contraintes relatives à la communication virtuelle romantique, Breeze (fig. 11) se revendique comme une « offline dating app », faisant le choix de bloquer l’interface de discussion avant la première rencontre dans la vie réelle, et d’en limiter l’accès à cinq heures après le premier rendez-vous.
La motivation à limiter les indicateurs de présence semble différente pour Tinder. Depuis 2018, le géant du dating propose aux plus curieux d’acheter des crédits de mentions « vu » à l’unité ou par pack de cinq ou vingt matchs, moyennant quelques dizaines d’euros par mois (fig. 10). S’il est toujours possible de masquer sa présence en ligne gratuitement sur l’application, cette fonctionnalité premium atteste tout de même d’une conscience que les indicateurs de présence en ligne suscitent la curiosité des utilisateurs dans le cadre romantique et qu’il existe un intérêt économique à profiter de leur accoutumance à les espionner.
1.A.2. Symptômes d’incompatibilité
L’ambiguïté des signaux émis par les indicateurs de présence en ligne brouille la fiabilité de leurs interprétations. Mais le fait même d’y accorder une sémantique élevée n’est-il pas révélateur du faible potentiel d’une relation ? Alors que la communication virtuelle occupe une part considérable des échanges entre deux individus, j’avance que leur compatibilité à échanger en ligne est tout aussi influente qu’une bonne entente en personne pour le développement de leur relation. Je formule que le degré d’attention aux indicateurs de présence en ligne témoigne du degré de compatibilité entre deux individus.
Quand certains participants prennent en moyenne trois minutes à répondre à un message, d’autres s’éternisent durant plusieurs semaines. La réactivité de chacun varie en fonction de ce qu’il considère acceptable selon sa disponibilité, l’interlocuteur et l’urgence du message (fig. 12).
À partir de son propre seuil de tolérance, chacun fixe aux autres une limite de temps acceptable, et projette des attentes sur les autres :
« J’ai répondu assez rapidement après son dernier message [...] de ce fait, j’ai espéré qu’il me réponde dans les heures qui suivent. » M
« Suite à cette non-interaction, j’ai eu peur qu’il m’écrive pas dans l’absolu, mais surtout dans les jours limites que je me suis fixés dans ma tête, parce que ça voudrait dire que je dois jeter encore une histoire. » L
Les indicateurs de présence en ligne deviennent surtout problématiques lorsque ce seuil est dépassé car ils renforcent l'idée que l'autre aurait eu le temps de répondre, et a décidé de ne pas le faire :
« J’ai vu qu’il avait vu dans les 24h (ça rentre dans ma limite). Après plusieurs jours il m’a toujours pas répondu donc je sais que c’est foutu. » L
L’étude d’O’Hara et al. [9] souligne le risque à se référer aveuglément aux indicateurs de présence en ligne à l’ère de l’hyperconnexion : les interpréter comme des signes de disponibilité, et donc d’injonction à répondre, alors qu’ils n’en sont plus. En effet, une connexion sans réponse est un signal extrêmement ambigu qui peut aussi bien avoir des motivations volontaires : expression de désintérêt, d’une émotion négative passagère ou d’une volonté d’avoir de l’attention ; volontaires mais pas contre la personne en face : fatigue numérique, incapacité de lire un message dans l’immédiat, manque de temps pour rédiger une réponse adéquate ; qu’involontaires : inconscience qu’on a dépassé le seuil de tolérance de l’autre, plus beaucoup de batterie, etc.
Qu’ils appuient une absence de réponse volontaire ou involontaire, j’envisage que les indicateurs de présence en ligne auxquels on prête une forte attention témoignent dans tous les cas du faible potentiel d’une relation : soit parce que l’autre n’est effectivement pas intéressé ; soit parce qu’il n’a pas la même conception de ce qui est acceptable en matière de communication virtuelle, et que cette incompatibilité risque de mener à des quiproquos et des déceptions sur le long terme. Afin de valider cette idée, j’amène les participants en relation à se souvenir de précédentes liaisons romantiques qui n’ont pas abouti. De manière cohérente, plusieurs d’entre eux remarquent avoir porté une attention élevée aux indicateurs de présence en ligne dans ce cadre précis.
« Quand je regardais ces indicateurs, souvent c’était synonyme que la relation battait de l’aile et qu’on n’irait pas loin. » N
« Dans un contexte flou où l’autre répondait une fois sur deux, j’utilisais ces indicateurs comme un argument de “ça ne va pas” pour me convaincre qu’il fallait mettre fin à la relation. » J
Dans ces cas de figure, les indicateurs de présence en ligne trahissaient une hésitation déjà présente à poursuivre la relation, alors que l’autre ne remplissait pas les attentes qu’on lui avait fixées. Au contraire, une faible attention aux indicateurs de présence en ligne est-elle signe que deux individus ont une manière similaire de communiquer virtuellement, et donc synonyme qu’une relation a le potentiel de se développer ? J’invite ces participants à décrire les débuts de leur relation actuelle. Leur constat contraste avec leurs dires précédents :
« Dès le début, on se parlait de manière assez fluide [...] il m’a toujours répondu rapidement donc j’ai même pas eu le temps de stresser, d’avoir des doutes sur ce qu’il pensait de moi. » J
« Contrairement à mes histoires précédentes, mon copain a toujours été fiable par message. C’est un facteur qui a contribué à ma confiance en lui et mon envie qu’on soit ensemble. » E
« La personne que je vois actuellement s’en fiche que je réponde lentement, on se parle peu par message et c’était le cas dès le début. » T
Ce dernier témoignage confirme que ce n’est pas la forte réactivité qui compte dans l’absolu, mais une même façon de communiquer, qu’elle soit rapide ou lente. J’en conclus que le degré d’attention à la présence en ligne de l’autre témoigne effectivement du degré de compatibilité de communication virtuelle, et donc, du potentiel de la relation.
1.A.3. Miroir, miroir, dis-moi que je suis apprécié(e)
Je m’interroge à présent sur les raisons internes qui poussent les individus à se focaliser sur la présence en ligne d’autrui et suggère que le contexte romantique naissant, l’interprétation des indicateurs de présence en ligne reflète davantage les insécurités de l’utilisateur que les intentions de l’autre.
Dans le journal de bord de Fanny se discerne un leitmotiv : une figure romantique dont elle ne parvient pas à cerner les intentions. Sa confusion se lit expressément dans ses propos :
« Le fait qu’il me renvoie un message puis disparaisse encore me fatigue et m’énerve. [...] Une part de moi a bien sûr envie qu’il me réponde mais je le connais trop bien, il est tête-en-l’air ; ou peut-être qu’il ne veut tout simplement pas répondre. » F
Emma, quant à elle, s’étonne de son indifférence après qu’un ancien flirt avec qui elle est devenue amie ne lui a pas répondu depuis plusieurs jours. Elle se souvient des états dans lesquels ce comportement fréquent de la part de son interlocuteur avait pu la mettre lorsqu’elle avait des sentiments pour lui, et trouve fascinant de n’être plus du tout vexée par ce comportement, comme si la perte d’un intérêt amoureux réduisait automatiquement la manie de déchiffrer l’autre via sa présence en ligne. Paradoxalement, ces mêmes participantes indiquent être conscientes que leur propre non-réponse est souvent involontaire ou du moins pas contre l’autre. Par exemple, Fanny déclare :
« Ce n’est pas parce que je suis en ligne que je vais répondre aux messages, des fois j’ai la flemme ou pas le temps, ça ne remet pas en cause ce que je pense des gens. » F
Elle sait également que les autres peuvent avoir des raisons similaires. Pourtant, elle avoue surinterpréter chaque non-réponse dans le contexte romantique. Julia poursuit :
« Lorsque je datais, je me retrouvais à guetter la connexion de l’autre pour ensuite me sentir mal si je voyais que la personne s’était connectée sans répondre, alors que paradoxalement mon plaisir était de lire les notifications et de ne pas répondre avant X temps. » J
Lors de son entretien Paul conclut ne pas parvenir à s’expliquer pourquoi il sait faire preuve de rationalité dans d’autres contextes sociaux et pas lorsqu’il s’agit de la personne qu’il apprécie en ce moment. Fanny remarque que c’est uniquement avec des personnes qui lui provoquent des insécurités qu’elle ressent le besoin d’observer leur présence en ligne :
« Mes insécurités me glissent “ces personnes n’ont pas envie de me répondre” ou “elles s’en foutent de moi”. » F
Elle poursuit que sa peur constante du ghosting est directement liée au ressenti d’un manque de validation de l’autre. D’autres récits confirment qu’observer la présence en ligne de l’autre est un moyen de se rassurer lors des premières étapes d’une relation romantique, où vulnérabilité et manque de confiance en soi sont intensifiés. À ce propos, deux participants mentionnent le harcèlement qu’ils ont subi au collège pour expliquer leur besoin constant d’être rassurés sur l’affection des autres, et ce, même en dehors du contexte romantique.
Devant le fait accompli de porter une attention élevée aux indicateurs de présence en ligne, les participants se justifient de ne pas les désactiver :
« Ça m’inquiète de voir quand mon crush a vu et pas répondu mais je me dis que la personne a fait exprès. C’est une réponse en soi. Enlever mes indicateurs me ferait m’inquiéter tout autant. » M
« C’est important pour moi de les voir même s’ils ne sont pas très positifs, je peux pas m’empêcher de regarder. [...] C’est plutôt une décision active, parce que ceux que je garde ils sont utiles. Enfin je m’y suis habituée en tout cas. » L
Cette tentative d’établir une cohérence mentale face aux conséquences négatives de ces indicateurs s’assimile au concept de dissonance cognitive. Développée par Léon Festinger 24 Festinger, Leon. A theory of cognitive dissonance. Evanston : Row, Peterson & Co., 1957. , cette théorie explique qu’un individu, ne pouvant supporter la contradiction, modifie ses convictions pour rester cohérent avec un comportement qu’il a la sensation de ne pas pouvoir changer. Ainsi, les utilisateurs accoutumés depuis longtemps à essayer de lire entre les lignes de l’activité virtuelle des autres, se rassurent sur leurs conduites en mettant en avant l’utilité et la pertinence de leur analyse, tout en minimisant l’impact de ces indicateurs.
En ce sens, ma recherche confirme qu’au sein d’une relation romantique naissante, ces indicateurs opèrent une réverbération de nos propres insécurités plus qu’ils ne trahissent les intentions de ceux qu’on aimerait qu’ils percent à jour. Cela fait étrangement écho au miroir de Blanche-Neige 25 Frères Grimm. « Schneewittchen ». Dans Kinder- und Hausmärchen vol. 1, KMH 53. Allemagne, 1812. . Dans le conte des frères Grimm, cet objet est utilisé par la belle-mère de la princesse pour se rassurer sur le fait d’être la plus belle, alors qu’elle sait, au fond, qu’elle ne l’est plus. En lui attribuant le pouvoir de vérité absolue, elle parvient à lui faire révéler des images invisibles à l’œil nu, qui s’avèrent n’être que ses désirs les plus profonds. Cette ambiguïté caractérise aussi bien le miroir magique que les indicateurs de présence en ligne : ils sont à la fois un moyen de révéler des vérités, et une porte d’entrée dans un monde imaginaire, où les scénarios fusent pour trouver des explications aux comportements des autres en ligne.
N’est-il pas ironique que ces fonctions conçues pour synchroniser les échanges virtuels génèrent à leur tour de nouveaux problèmes de communication ? En réaction, des participants indiquent leur motivation à désactiver leurs indicateurs de présence en ligne parce qu’ils ont pris conscience de la multiplicité des intentions qu’on peut leur prêter, et de la négativité des conséquences impliquées :
« Je me sens surveillé et j’ai pas envie d’avoir le poids du social, je veux pas que l’autre sache que j’ai lu son message, justement parce que je réponds assez tard. » T
« J’ai l’impression d’être fliquée et je veux être libre de mes mouvements, pas qu’on pose une intention sur ma réponse ou ma non-réponse, parce qu’il n’y en a pas la plupart du temps. » C
je veux être libre de mes mouvements, pas qu’on pose une intention sur ma réponse ou ma non-réponse
Lorsqu’il s’agit de prêter attention à la présence en ligne des autres, ces deux participants ne semblent pas davantage intéressés par les indicateurs, sauf pour des raisons pratiques. Conscients qu’ils sont peu à raisonner ainsi, ils craignent d’ailleurs de fausser les résultats de l’étude en ne représentant pas leur époque. En outre, malgré leur profil similaire, leur opinion diverge lorsqu’il décrivent la difficulté à se détacher de ces signes :
« Même avant que je les supprime, j’y prêtais pas attention. Je m’en suis toujours un peu foutu.» C
« C’est impossible de n’y prêter aucune attention, et c’est d’ailleurs en conscience de ça que je les ai désactivés. » T
De manière spécifique au contexte romantique, deux autres participants expliquent aussi leurs motivations à désactiver leurs indicateurs sur certaines applications. Paul détaille avoir masqué sa mention « vu » sur WhatsApp lorsqu’il s’est aperçu que la personne qu’il voyait à cette époque traquait sa présence en ligne. Julia, quant à elle, a pris la décision de désactiver ce qu’elle pouvait voir de la présence en ligne des autres alors qu’elle fréquentait « des garçons qui n’étaient pas très réactifs ou impliqués ». Si sa décision a été prise pour arrêter de stalker ses partenaires, elle conclut qu’au final, cela lui enlève une charge mentale même dans ses interactions avec ses amis ou sa famille.
En somme, dans les premières étapes d’une relation, les utilisateurs qui portent une attention élevée aux indicateurs de présence en ligne pour se rassurer sur l’affection qu’on leur donne, voient leurs insécurités davantage nourries que réduites, dès lors que les réponses trouvées ne correspondent pas à leurs attentes. Conscients des limites de cette analyse pour déceler les intentions de l’autre, certains font alors le choix de se délester de ces indicateurs lorsque c’est possible, et entretiennent depuis un rapport plus sain envers leurs échanges virtuels.
Ces témoignages permettent de vérifier la première hypothèse de cette étude : les indicateurs de présence en ligne sont particulièrement mobilisés par les utilisateurs pour préciser le contexte incertain d’une relation romantique naissante.
1.B. Du miroir à l'outil de surveillance : quid de la relation sérieuse ?
Après avoir examiné comment les indicateurs de présence en ligne encadrent les échanges virtuels lorsque la relation s’initie, je m’intéresse à l’évolution de leurs fonctions lorsque la liaison devient sérieuse. Je suggère que les rôles des indicateurs de présence en ligne sont aussi importants dans une relation établie, mais qu’ils diffèrent de ceux des relations romantiques naissantes.
1.B.1. Quand la magie opère
D’après Illouz [21], à mesure qu’un cadre se forme autour de la relation s’estompent les incertitudes. De ce fait, j’induis que dès lors qu’un stade de confiance est assuré dans la relation romantique, les indicateurs de présence en ligne ne sont plus mobilisés pour obtenir la validation de l’autre. Pour vérifier cette idée, j’analyse les données des personnes dont la relation romantique actuelle a dépassé les premières étapes pour s’installer dans le temps (souvent dans un cadre exclusif).
Les journaux de bord des participants qui ne sont pas célibataires laissent paraître que leurs interactions romantiques virtuelles ne sont pas souvent les plus marquantes de leur journée (fig. 13).
Leur rapport détaché aux indicateurs de présence de leur partenaire s’explique par plusieurs raisons. La première a déjà été évoquée dans la partie précédente : les conjoints des interrogés leur répondent d’une manière qui correspond à leurs attentes. La seconde raison est que ces personnes expriment davantage leurs sentiments à leur partenaire de manière verbale lorsque la relation est établie. Ainsi s’impose moins la nécessité de surinterpréter négativement les attitudes de l’autre :
« On se fait confiance mutuellement, donc il n’y a pas de pression à répondre des deux côtés, ni de raison de s’inquiéter. » Y
La troisième raison est que les participants en couple passent beaucoup de temps avec leur conjoint, par exemple parce qu’ils habitent ensemble. À ce propos, je me demande si la distance remet en cause la confiance accordée à l’autre et risque de conférer à nouveau plus d’importance à sa présence en ligne, pour s’assurer de son affection. Les témoignages démontrent que lorsque les interactions virtuelles dominent les interactions en personne, les utilisateurs développent des stratégies pour veiller au bon fonctionnement de la relation. Par exemple, Chloé et son partenaire font le choix de s’appeler chaque jour plutôt que d’échanger par message, car cela évite les quiproquos de l’écrit et leur permet une plus grande proximité alors qu’ils ne se voient que très peu. Julia, aussi en relation à distance, explique avoir eu besoin de mettre en place une « charte » informelle avec son copain pour proscrire la mention « vu » et éviter de faire resurgir des insécurités sur les sentiments de l’autre. Alors que son compagnon avait peur de se faire ghoster au début de la relation (à cause d’une expérience précédente), ils ont pris l’habitude de communiquer ouvertement sur leur statut de connexion. Cela peut passer par un accord sur le moment de la journée auquel ils seront tous les deux disponibles pour discuter (fig. 14), ou encore l’envoi d’un petit signe pour dire « j’ai vu, je répondrai plus tard ».
Une séparation physique momentanée s’avère aussi conférer davantage d’importance à la fluidité des échanges virtuels. Les participants en couple expliquent que lorsqu’ils ne voient pas la personne pendant plusieurs jours, ils ont envie de communiquer rapidement avec elle par manque :
« Maintenant avec mon copain ça a toujours de l’importance qu’il prenne pas trois plombes à me répondre et qu’il me ghoste pas, mais c’est tout à fait différent, c’est parce qu’on est très proches et qu’il me manque rapidement. »
E
« Je lui réponds plus vite car je suis heureux d’avoir de ses nouvelles. J’ai un lien émotionnel avec elle que je n’ai pas avec d’autres personnes. » T
Le reste du temps, les moments où les indicateurs de présence en ligne sont le plus utiles dans ces interactions sont contextuels. Parfois, comme dans le cadre d’une relation naissante, cela peut signifier une émotion négative par une non-réponse temporaire, après une dispute par exemple. D’autres fois, c’est l’urgence de la situation qui pousse les participants à répondre rapidement, parce qu’ils savent que c’est la responsabilité qui est attendue d’eux.
Cela consolide l’idée que dès lors qu’un stade de confiance est assuré dans la relation romantique, les indicateurs de présence en ligne ne sont plus mobilisés pour obtenir la validation de l’autre.
1.B.2. Un trait = danger, deux traits = sécurité ?
Lorsque la validation du partenaire est dûment existante, sa présence en ligne n’arbore plus tant une signification subjective que lorsque la relation romantique était naissante. En revanche, puisque celui-ci devient l’une des personnes les plus importantes dans la vie d’un individu, j’envisage que les indicateurs de présence en ligne sont davantage utilisés comme un outil de surveillance plus ou moins bienveillante.
Dans les entretiens, plus de la moitié des participants dit prêter attention à la présence en ligne de certains de leurs contacts pour s’assurer qu’ils vont bien, sans avoir à leur envoyer de message. La mention « vu » ou le statut « en ligne » deviennent alors synonymes de sécurité tandis qu’une absence de connexion qui s’éternise est de mauvais augure. Cette fonction des indicateurs est toutefois réservée au cercle très proche des participants ; le plus souvent la famille ou le partenaire romantique. Nina déclare :
« Avec mon partenaire, je suis rassurée d’avoir les indicateurs de présence. Je le prends jamais mal s’il a pas répondu à mes messages, j’en tire une conclusion sur son activité. » N
Toutefois, elle indique s’y fier dans une moindre mesure et demande souvent confirmation verbale :
« Même après une dispute, s’il part quelque part, je lui écris “tu m’énerves mais dis-moi quand tu es bien arrivé” et il me répond quand même. » N
Tandis que les données recueillies confirment que les utilisateurs en relation établie font usage des indicateurs de présence en ligne pour veiller sur sur l’autre, elles m’amènent à un autre élément non considéré dans mes hypothèses initiales. Pour les personnes de leur cercle très proche, les utilisateurs surveillent surtout l’autre via le partage de localisation (fig. 15).
Cette fonctionnalité suivant l’emplacement du téléphone d’une personne en continu permet de s’assurer plus précisément de sa sécurité (et de pouvoir agir s’il lui arrive quelque chose) qu’en observant sa présence en ligne :
« Puisque mon copain s’inquiète que je rentre seule la nuit, j’ai décidé de lui partager ma position en continu, comme ça s’il m’arrive quelque chose il peut agir, alors que si je suis juste hors ligne... » E
« Mon copain a accès à ma localisation et je pense qu’il s’y fie plus que juste ma présence en ligne pour se rassurer quand je suis dehors sans lui. » N
Le partage de position n’est pas à prendre à la légère, mais contrairement aux indicateurs de présence en ligne, il est désactivé par défaut et s’allume seulement si la personne qui a le téléphone y consent. Les deux participantes citées ci-dessus indiquent avoir attendu de faire une totale confiance à leur partenaire avant d’activer cette fonctionnalité. Un autre témoignage appuie cette idée par une expérience contraire :
« Pendant notre troisième date, il m’a dit : “je te partage ma localisation comme ça tu sais où je suis si jamais je te réponds pas ”. J’ai trouvé ça étrange mais sous la pression, j’ai accepté. Sauf que ça impliquait aussi que je partage la mienne. Donc 24h après j’ai supprimé. » M
L’existence du partage de position ne remet pas en cause l’intrusivité des indicateurs de présence. Pour Léa, le statut « en ligne » devrait ainsi être réservé à un cercle aussi proche que la localisation de son iPhone, car les informations qu’ils partagent sont presque aussi personnelles. Une étude menée par Cobb et al. en 2020 [2], confirme les dires de cette participante, mettant en évidence les risques de l’espionnage permis par cet indicateur - qui laisse deviner des informations sur le moment où une personne se lève, se couche, va au travail et à qui elle parle. L’étude cite que ces informations peuvent être mises à profit dans une relation sous emprise, lorsqu’un partenaire les retourne contre sa victime, notamment comme arguments d’une tromperie.
Par conséquent, les indicateurs de présence en ligne sont adéquatement utilisés comme des outils de surveillance dans le cadre d’une relation établie, pouvant s’avérer aussi bienveillants lorsqu’il y a une totale confiance entre deux partenaires, que malveillants au vu de la précision des informations qu’ils transmettent. Malgré tout, dans une relation de confiance, le partage de position paraît être une solution plus précise et adaptée pour s’assurer de la sécurité de l’autre.
Pour conclure cette seconde hypothèse, j’affirme que les rôles des indicateurs de présence en ligne varient selon que la dynamique romantique est naissante ou installée. Alors que les incertitudes initiales s’atténuent à mesure que la confiance est acquise, ces indicateurs perdent leur fonction de validation de l’autre. Au sein d’une relation établie, l’observation de la présence en ligne de l’autre s’apparente à une réponse émotionnelle à des moments de besoin, de manque ou d’inquiétude pour la sécurité de l’autre. Cependant, la précision avec laquelle l’activité d’un utilisateur est exposée par les applications de messagerie mobile peut aussi être à l’origine d’abus, lorsque cette vigilance n’est pas bienveillante.
La validation de cette seconde hypothèse (les rôles des indicateurs de présence en ligne sont importants dans une relation établie, mais ils diffèrent de ceux des relations romantiques naissantes) est tout de même à nuancer. La plupart des rôles mentionnés par les participants en couple se retrouvent aussi - peut-être à moindre mesure - dans d’autres contextes sociaux tels que les amis ou la famille. Il est donc autant possible d’expliquer ces comportements par le stade de proximité entre deux personnes en relation établie que par le contexte social. Les indicateurs de présence en ligne se voient surtout attribués de nouveaux rôles lors d’une phase de séduction.
Les designers sont-ils allés trop loin dans leur quête de précision ?
Initialement, chaque indicateur de présence en ligne avait une signification objective :
Le statut « en ligne » - l’utilisateur est connecté.
La mention « vu » - l’utilisateur a été connecté et a ouvert le message.
L’indicateur de saisie de texte - l’utilisateur est connecté, a ouvert le message et a commencé à formuler une réponse.
Leur ensemble servait deux objectifs principaux : synchroniser les échanges, et rassurer les utilisateurs sur la réception du message envoyé. Toutefois, ces rôles ne sont pas ceux qui ressortent en majorité des entretiens. À la question « selon toi, quel est l’indicateur de présence le plus utile ? », plusieurs participants demandent d’ailleurs : « la mention “message distribué”, ça compte ? ». Comme le soulève une participante, en 2024, on n’est jamais bien loin de son téléphone. Alors que la présence en ligne est induite au moins une fois dans la journée, prétendre qu’on n’a pas vu un message pendant plusieurs jours apparaît de plus en plus comme une décision volontaire. Pour autant, les interrogés remarquent que leurs interactions sont le plus souvent asynchrones puisqu’ils préfèrent planifier des plages horaires pour répondre à tous leurs messages qu’être interrompus de manière intempestive dans leur tâches quotidiennes. Dans une interview publiée en 2018 [3], David Auerbach, le concepteur des indicateurs de saisie de texte reconnaît lui-même que cette fonctionnalité a pris une ampleur tout autre que celle qu’il avait envisagée, en s’introduisant dans nos quotidiens rythmés par l’évolution effrénée des technologies.
Face à l’évolution incontrôlée de leurs rôles, se pose alors la question de la pertinence actuelle de ces indicateurs : serait-il souhaitable de les supprimer ? Initialement, cela paraît être une solution radicale pour réduire la pression à répondre qui en résulte, et diminuer les sentiments négatifs qui naissent de notre tendance à les surinterpréter, entre autres dommages occasionnés. Toutefois, les résultats empiriques précédents démontrent que les indicateurs de présence en ligne continuent de servir un but pratique efficace dans certains contextes, et que ce n’est que dans des conditions particulières que leur ratio utilité/négativité se déséquilibre. Le contexte social de l’interaction est inévitablement l’un des facteurs influents : la présence en ligne n’a pas autant d’importance selon qu’on échange avec un ami, un collègue ou un amant. Mais ce n’est pas tout. Les opinions et préférences de chacun, ainsi que le contexte situationnel d’une interaction, régissent eux aussi l’importance et la signification de ces fonctionnalités. Puisque nombre d’utilisateurs comptent dessus, je m’aperçois que ce n’est peut-être pas l’existence des indicateurs de présence en ligne qui est à questionner, mais leur conception. Je m’interroge : le design pourrait-il rendre davantage d’objectivité aux indicateurs de présence en ligne ? Dans cette section, je questionne le rôle du design sur notre rapport aux indicateurs de présence en ligne, au travers de suggestions d’amélioration de leur intégration dans les interfaces de messagerie instantanée actuelles.
2.A. Accepter l’ambiguïté de la communication virtuelle
2.A.1. Faire bonne figure ou perdre la face
Avant l’arrivée du smartphone, Aoki et Woodruff [6] préconisaient un design de plateformes de messagerie qui permette une liberté de se connecter, de prendre en compte les messages des autres sans être vus, et d’avoir le droit de ne pas répondre, sans que personne ne puisse avoir de preuve pour se le reprocher. Dans la même lignée, les travaux de Hancock et al. 26 Hancock, Jeff, Jeremy Birnholtz, Natalya Bazarova, Jamie Guillory, Josh Perlin et Barrett Amos. « Butler lies: Awareness, Deception and Design ». Dans Proceedings of the 2009 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems. New York : ACM, 2009. https://doi.org/10.1145/1518701.1518782. défendaient un droit aux butler lies - les mensonges formulés par les utilisateurs à propos de leur localisation, de leur activité ou de leur timing, pour signifier leur indisponibilité de manière élégante et faire en sorte d’être perçus positivement par leurs interlocuteurs. Ce courant de pensée est étroitement lié au concept de « face » théorisé par Goffman 27 Goffman, Erving. Les rites d'interaction. Paris : Éditions de Minuit, 1974. , c’est-à-dire « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier ». En effet pour Aoki et Woodruff comme pour Hancock et al., les concepteurs d’outils de messagerie instantanée des années 2000 avaient une responsabilité de taille pour assigner la valeur des utilisateurs en société. En n’incluant pas leur activité en ligne, ils leur auraient permis de faire bonne figure, tandis qu’en partageant leur présence de manière précise, ils risquaient de leur faire « perdre la face ».
Force est de constater que la majorité des choix de design répandus sur les interfaces de messagerie instantanée sont allés à l’encontre de ces préceptes, et que les prophéties se sont réalisées : les utilisateurs ressentent aujourd’hui une forte pression à répondre dans un temps acceptable sans quoi leurs intentions sont automatiquement surinterprétées. Si les individus persistent à considérer les codes de la présence en ligne comme fiables, les études qui s’intéressent aux enjeux de leurs interprétations se succèdent pour faire état du même constat : davantage de précision ne permet pas moins d’ambiguïté de la communication virtuelle, mais provoque au contraire de nouvelles conséquences négatives. Dans leur quête d’améliorer l’expérience utilisateur et de préciser les échanges virtuels, les designers auraient-ils oublié l’humain ?
Mais alors, devrait-on faire machine arrière ? Remettre de l’incertitude pour contrer celles qui caractérisent nos échanges virtuels ne serait-il pas paradoxal ? Serait-ce même envisageable, maintenant qu’on est habitué à l’illusion de pouvoir assouvir notre curiosité ? J’argumente qu’il n’est pas trop tard pour réintégrer de l’ambiguïté dans les échanges virtuels via le design des interfaces de messagerie instantanées, et que l’on y gagnerait beaucoup.
2.A.2. Brouiller les pistes
Rétablir l’ambiguïté des interfaces de messagerie implique d’aller à l’encontre de la recherche de précision qui a orienté la direction de leur design ces vingt dernières années. Cela pourrait notamment passer par le redesign de la fonctionnalité « marquer comme “Non lu” » disponible entre autres sur WhatsApp (fig. 16). Alors que celle-ci laisse présager qu’elle pourrait enlever la mention « vu » de l’autre côté du fil, elle sert simplement à se mettre un rappel de répondre après avoir lu un message une première fois. C’est utile dans la mesure où les participants expliquent qu’ils ont la sensation de ne pas avoir assez de temps pour répondre à tout le monde dans une journée. Mais ça n’enlève pas la pression à répondre, car même si le « vu » n’est pas malintentionné, il peut être interprété comme tel. Pourquoi ne pas modifier cette fonctionnalité plus en rapport avec son intitulé, en masquant la mention « vu » pour l’autre, en plus de se mettre un rappel de répondre (fig. 17) ? Cela permettrait de pouvoir consulter la totalité d’un message au lieu de le lire à moitié via la notification, et de diminuer l’injonction à répondre pour ne pas être impoli. Les fois où la mention « vu » apparaîtrait seraient cela dit encore davantage considérées comme intentionnelles, si l’utilisateur faisait le choix de la laisser.
La mention « vu » est aussi le plus souvent accompagnée d’un horodatage de lecture qui indique à quel moment précis l’utilisateur a consulté une conversation (fig. 18). Alors que l’information de la mention « vu » peut avoir une utilité pratique, la précision de cet horodatage est discutable, car plus il s’éloigne de l’heure qu’il est, plus il donne lieu à une déception de ne pas avoir reçu de réponse. Je propose d’enlever l’heure de l’accusé de lecture (fig. 19).
Dans la même logique, l’heure de la dernière connexion d’un utilisateur, qui remplace son statut « en ligne » lorsqu’il est déconnecté (fig. 20), devrait aussi disparaître (fig. 21). Au contraire de l’horodatage de lecture, plus l’heure de la dernière connexion en ligne est récente, plus elle risque de provoquer des interrogations et des sentiments négatifs à l’égard de celui qui attend un message qui ne vient pas.
Enfin, la question de la réciprocité des indicateurs de présence en ligne me pose question. Elle implique que masquer ses propres indicateurs enlève l’accès à ceux des autres, or les résultats de cette étude ont démontré que les préférences sont relatives à chacun. Dans cette logique, la position de Cobb et al. paraît pertinente. En effet, l’étude met en évidence que la réciprocité des réglages du statut « en ligne » rend les utilisateurs réticents à désactiver le leur s’ils ne peuvent plus voir celui des autres, alors que ces autres, justement, ne sont pas nécessairement opposés à partager le leur. C’est en tout cas ce que démontrent les récits collectés dans mon étude :
« J’aime bien voir celle des autres, mais je préférerais qu’ils ne puissent pas voir la mienne. » L
« Moi, ça ne me dérange pas qu’ils sachent que je suis en ligne. Par contre j’aimerais désactiver ce que je vois d’eux. » F
Les chercheurs citent que cette réciprocité peut notamment créer un conflit lorsque quelqu’un souhaite protéger sa vie privée mais voir si ses proches sont en sécurité. Ils préconisent donc de ne pas rendre l’activation ou la désactivation du statut « en ligne » réciproque. Je partage cette position pour les deux autres indicateurs de présence dont il est question ici : autoriser la désactivation du partage de la présence en ligne sans contrepartie pourrait entraîner un enthousiasme pour la masquer, permettant un regain d’ambiguïté pour ceux qui le souhaitent, tout en laissant la liberté aux autres de laisser la leur visible aux yeux de tous.
2.B. Reconnaître les enjeux pour mieux les appréhender
2.B.1. Vers une expérience utilisateur adaptable
Au-delà de tenter de restreindre l’ambiguïté de la communication virtuelle sans succès, j’avance que les indicateurs de présence en ligne s’insèrent de manière trop insidieuse dans les interfaces actuelles. À cet égard, je suggère trois objectifs vers lesquels leur design pourrait tendre, afin d’inviter les utilisateurs à questionner leurs préférences individuelles et de leur offrir davantage de flexibilité pour personnaliser les interfaces en conséquence.
Objectif n°1 - Mettre fin à l’activation de tous les indicateurs, tout le temps, avec tout le monde, et par défaut
En premier lieu, les résultats démontrent que l’importance des indicateurs de présence en ligne résulte de l’accoutumance globale des utilisateurs : à quel point y prêtent-ils attention peu importe l’interlocuteur ? Mais aussi à quel point auraient-ils des difficultés à se désaccoutumer de les observer, lorsque la curiosité l’emporte sur leur volonté de préserver leur santé mentale ? Dans leur second entretien, je demande aux participants quel genre d’effort ils seraient prêts à fournir pour y avoir accès - un puzzle par exemple - et j’obtiens des réponses très variées. Une participante s’exclame qu’elle ferait ce puzzle parce que ça fait partie de la nature humaine d’être curieux, avant de se contredire en affirmant être prête à y renoncer pour privilégier sa santé mentale. D’autres réponses illustrent que les utilisateurs trouvent les indicateurs de présence en ligne utiles, et qu’ils s’en passeraient difficilement, mais qu’ils ne seraient peut-être pas prêts à fournir un effort pour les voir. D’autres encore y sont indifférents. Enfin, les derniers sont catégoriques sur le fait qu’ils seraient plutôt prêts à faire un puzzle pour enlever leur propre présence en ligne que le contraire. Cette diversité d’opinions témoigne de la diversité de l’utilité perçue de ces fonctionnalités, dans leur généralité.
En deuxième lieu, il semble que l’activation des indicateurs de présence en ligne n’a pas les mêmes fonctions selon le contexte situationnel : quand et pourquoi a eu lieu l’interaction ? La tolérance à être présent en ligne sans répondre semble en effet varier grandement selon qu’il y a eu conflit, urgence de répondre, ou bien simple demande de nouvelles. Cela laisse supposer que les indicateurs de présence en ligne ne sont pas souhaitables dans tous les contextes situationnels.
En troisième lieu, la nature de l’indicateur s’avère être un facteur déterminant dans les dynamiques qui s’ensuivent : quels indicateurs sont le plus utiles ? Lesquels ont un potentiel d’interprétation subjective ? Les participants s’accordent à dire que la mention « vu » est l’indicateur qui génère les interprétations les plus négatives et le plus de pression à répondre, tandis que le statut « en ligne » est le plus intrusif et le plus inutile et que l’indicateur de saisie de texte provoque l’indifférence générale. Au sein de cette moyenne divergent encore des opinions. Pour ne citer qu’un exemple : les indicateurs de présence en ligne sont gênants pour Paul qui répond vite, puisqu’il perd du temps à regarder son écran dans l’attente d’un message. Pour Léa, qui préfère prendre son temps pour répondre, ils sont angoissants et lui font immédiatement quitter la conversation... Aucun consensus ne se distingue parmi ces témoignages.
Comment déterminer des réglages par défaut qui conviennent à tous, alors qu’il ne semble pas y avoir de préférence majoritaire envers ces indicateurs ? Je suggère qu’une plus grande flexibilité des réglages, prenant en compte le contexte global de l’interaction, pourrait améliorer l’expérience des utilisateurs en ligne. Les indicateurs pourraient être customisés en laissant aux utilisateurs la possibilité de choisir : lesquels, quand, avec qui et pourquoi ?
Objectif n°2 - Sensibiliser les utilisateurs à l’existence des indicateurs de présence en ligne
Lors de l’entretien post-expérience, la première question posée était : « Quel a été ton ressenti global sur l’expérience à laquelle tu viens de participer ? ». Si certains participants répondent que remplir leur journal de bord a simplement confirmé ce qu’ils pensaient des indicateurs de présence en ligne (désactivés pour la plupart), d’autres précisent avoir pris conscience que ces fonctionnalités avaient bien plus d’impact qu’il n’y paraissait :
« C’était intéressant parce que les indicateurs de présence en ligne sont des outils porteurs de signification qui ne sont pas si neutres qu’on le pensait. J’ai bien aimé réfléchir à comment je les utilise, notamment pour boloss d’autres gens. » J
« On n’accorde pas assez d’importance à l’impact de ces petits signes fourbes. Cette expérience a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase - dans le bon sens. J’aurais bien aimé avoir une boîte à outil sur les potentiels dangers de ces indicateurs. » F
Après avoir pris conscience de leurs comportements vis-à-vis des indicateurs de présence en ligne, certains regrettent d’ailleurs avoir la possibilité de jouer avec ces signes :
« Plus j’y pense, plus j’ai envie que tout le monde les désactive genre maintenant ! » E
« À force d’essayer de faire comprendre en sous-entendant quelque chose, on devient lâche et nos interactions impersonnelles. » F
Cela confirme que le design des outils de messagerie instantanée ne rend pas suffisamment compte de l’importance des enjeux des indicateurs de présence en ligne. Imposés par défaut tout en restant discrets, ils se sont immiscés dans les échanges virtuels et tirent aujourd’hui les ficelles de la communication non-verbale de manière beaucoup moins subtile que leur place ne laisse paraître.
À force d’essayer de faire comprendre en sous-entendant quelque chose, on devient lâche et nos interactions impersonnelles.
À ce propos subsiste une interrogation quant aux choix graphiques de ces signes. Dans quelle mesure leur design actuel est-il responsable du fait qu’ils soient si peu remarqués et remis en question ? Modifier ce design pourrait-il influencer la place qu’ils occupent au sein des interactions virtuelles ? Dans les journaux de bord, les participants spécifient l’application sur laquelle a eu lieu l’échange duquel ils souhaitent parler. Les trois indicateurs auxquels je m’intéresse prennent une forme différente sur chacune de ces interfaces. À titre d’exemple, la mention « vu » est représentée verbalement sur Instagram, par deux tics bleus sur WhatsApp, et par la miniature de la photo de profil sur Messenger [cf. introduction]. Toutefois, à aucun moment les variations d’UI ne semblent interférer sur l’impact des indicateurs auprès des utilisateurs. Le second enjeu de design ne serait donc pas de changer leur apparence, en modifiant leur taille ou leur couleur, mais de sensibiliser les utilisateurs au fait que leur activation ne soit ni anodine ni nécessaire.
Objectif n°3 - Améliorer l’affordance des réglages
Le parcours pour régler les indicateurs de présence en ligne - si tant est qu’il existe - est sinueux sur la plupart des interfaces actuelles. Dans les journaux de bord se discerne d’ailleurs une confusion pour identifier lesquels sont activés sur quelle application, pour soi et pour autrui. Certains participants n’ont même pas connaissance de l’existence de ces réglages, alors même qu’ils ont remarqué que ce sujet ravivait leurs insécurités. Pour d’autres, la présence ou l’absence de ces signes influence largement l’expérience utilisateur : ils préfèrent ne pas consulter leurs messages, plutôt que de risquer de vexer leurs interlocuteurs en se montrant connectés sans répondre. Il semble que cela puisse aller jusqu’à influencer la préférence d’une application plus qu’une autre :
« Je savais que j’étais un peu une stressée des indicateurs, mais je n’avais pas forcément mis ça en lien avec ma préférence pour WhatsApp et iMessage par rapport à Instagram ou Messenger, sur lesquels j’ai la mention “vu” activée. »
E
« Je parle plus souvent sur WhatsApp où tout est caché alors que je pourrais choisir Messenger, où j’ai rien désactivé (parce que j’ai pas trouvé comment faire). Donc même si c’est pas conscient y a quand même un truc. » C
Le troisième enjeu serait donc d’améliorer l’affordance des réglages, qui n’encouragent pas les utilisateurs à les ajuster selon leurs préférences.
2.B.2. Le juste équilibre entre affordance et customisation
Le triple objectif présenté précédemment devrait se traduire au sein d’une expérience utilisateur qui trouve son équilibre entre affordance et customisation. Du point de vue du design, cela signifie allier deux principes opposés : seamlessness et agentivité. Le premier vise à créer une expérience d’usage demandant le moins d’effort possible à l’utilisateur 28 Krug, Steve. Don’t Make Me Think. San Francisco : Peachpit, 2000. , tandis que le second cherche à maximiser son autonomie dans ses choix et ses usages 29 Lorusso, Silvio. « Liquider l’utilisateur ». Tèque 1, no 1 (2022) : 10‑57. https://doi.org/10.3917/tequ.001.0010. . Concrètement, il faudrait que les réglages de customisation soient à la fois accessibles, intuitifs et précis pour ceux qui souhaitent s’y intéresser, mais n’obligent pas tous les utilisateurs à y consacrer du temps, s’ils n’y portent pas d’intérêt.
Par défaut, une application de messagerie instantanée ne partagerait pas la présence en ligne de ses utilisateurs. Au téléchargement (ou lors d’une mise à jour), de la même manière que l’activation des notifications est requise, une fenêtre pop-up pourrait communiquer de manière transparente que l’application souhaite partager la présence en ligne de ses utilisateurs. Ceux-ci pourraient directement consentir ou non au partage de ces données, ou choisir d’en savoir plus. Cette dernière fenêtre expliciterait la fonction et forme de chaque indicateur ainsi que les étapes pour les ajuster, puis redirigerait les utilisateurs vers les paramètres de personnalisation. Cet onboarding (fig. 22) amoindrirait la discrétion de ces fonctionnalités, tout en laissant la possibilité de se débarrasser rapidement du réglage dès la première fenêtre pop-up.
Une fois que l’utilisateur a pris conscience de ce qu’il partage et reçoit, il devrait pouvoir ajuster l’activation de chacun des trois indicateurs depuis les paramètres de l’application (fig. 23). Ceux qui ont une opinion tranchée sur l’activation ou la désactivation de ces signes pourraient appliquer leurs réglages à tout le monde. Typiquement, cela répondrait aux préférences de ces deux participants :
« Dans l’idéal j’aimerais les cacher partout parce que les autres n’ont pas besoin de savoir et j’ai pas besoin de savoir. » C
« Tous mes indicateurs sont activés. Si les gens ont un problème avec ça, je les invite à me le dire. » Y
Les utilisateurs dont les préférences changent selon le contexte social de l’interaction pourraient quant à eux gérer manuellement les signaux émis et perçus en fonction de l’interlocuteur. Cela répondrait à une tendance des utilisateurs qui n’ont pas forcément accès à ce niveau de personnalisation à choisir des applications différentes pour chaque catégorie d’interlocuteurs, en fonction des indicateurs de présence disponibles dessus :
« Dans les contextes romantiques j’écris pas sur WhatsApp parce que j’y ai tous mes indicateurs activés. Je vais sur Instagram parce que dessus y a que la mention “vu”, qui elle m’intéresse. » L
« Sur Telegram j’ai la mention “vu” activée mais j’ai remarqué que ça me dérange pas parce que je parle qu’à mes amis proches dessus. » T
Enfin, pour prendre en compte le contexte situationnel de l’interaction, on pourrait imaginer un raccourci qui active le mode « Incognito » en deux clics à l’entrée d’une application pour cacher rapidement ses indicateurs à un moment t pendant 24h (fig. 24). Il s’agirait en quelque sorte de réintégrer une version moderne de la fonctionnalité qui permettait jadis sur AIM ou MSN de mettre son statut « hors ligne » en restant connecté. L’activation de cette fonctionnalité serait rappelée par un signe visuel (ici, le remplacement de la couleur bleue de Whatsapp par le violet représentant le mode), à l’instar de la navigation privée sur Google, afin d’assurer à l’utilisateur qu’il peut consulter ses messages sans être vu. L’accès au mode « Incognito » se retrouverait également dans les réglages, prenant alors le pas sur les paramétrages habituels.
Pour achever de démontrer que les concepteurs d’interfaces de messagerie instantanée auraient un intérêt à mettre la question de la présence en ligne au centre de leurs préoccupations, il est de mise de noter l’engouement des participants lorsque les fonctionnalités précédentes leur sont présentées :
« Le mode qui permet de désactiver tout d’un coup, je trouve ça super. D’ailleurs j’ai envie que ça existe maintenant. » F
« On devrait avoir la liberté totale de configurer ces options, et si c’était mis en avant ça éviterait d’aller fouiller dans les réglages. Pour moi, les concepteurs devraient pas choisir par défaut en fonction du parti pris de confidentialité de l’app. » P
Limites
Dans son ouvrage, Illouz [21] soulève que les femmes se sentent culturellement davantage responsables du succès de la gestion affective de leurs relations que les hommes. Contrairement à eux, elles utilisent la sexualité comme une ressource économique échangée contre d’autres ressources, matérielles ou sociales. De par leur rapport émotionnel ambigu aux relations romantiques, on peut envisager que les femmes soient davantage impactées que les hommes par les indicateurs de présence en ligne qui encadrent les interactions de ce cadre. Cependant, le panel n’atteignant pas la parité hommes-femmes, il demeure impossible d’observer l’influence du genre sur la perception de ces fonctionnalités.
En outre, l’échantillon de participants est issu d’une catégorie d’âge restreinte, alors que l’importance des indicateurs de présence en ligne varie possiblement selon que les utilisateurs appartiennent à une génération qui précède ou qui succède les premiers digital natives. En effet, les premiers ont été exposés à divers modes de communication non-présentielle, ce qui leur a permis d’adopter une perspective critique vis-à-vis des interfaces actuelles, tandis que les derniers ont grandi avec ces technologies et leurs codes associés.
Par ailleurs, les données qualitatives collectées dans cette étude ont révélé un éventail précis de comportements nés des indicateurs de présence en ligne dans les échanges virtuels romantiques, mais le nombre limité de participants - justifié par la nature de la méthode employée - empêche la généralisation des résultats obtenus.
Enfin, pour garantir leur sérieux à tenir un journal de bord, tous les participants ont été sélectionnés parmi mon cercle social. Cela induit un biais de personnalités similaires qui ne représentent pas la diversité des comportements en ligne. Ces limites ouvrent une perspective de recherche davantage quantitative, sur un échantillon aléatoire de personnes dont l’âge et le genre varient.
Conclusion
Progressivement devenus partie intégrante des interfaces de messagerie instantanée, les indicateurs de présence en ligne tels que le statut en « ligne », la mention « vu » et l’indicateur de saisie de texte se sont immiscés dans notre quotidien, au point qu’on ne les remarque plus. Pourtant, à l’heure où plus un jour ne passe sans que nous ne consultions nos smartphones, ces fonctionnalités intrusives ne fluidifient plus tant nos échanges virtuels qu’elles font naître de nouveaux quiproquos, en véhiculant des messages non-verbaux.
Ce mémoire a exploré le lien émotionnel particulier que les utilisateurs entretiennent avec ces indicateurs dans un cadre romantique nouveau ou établi. Des entretiens et journaux de bord conduits avec dix participants ont démontré que ces signes incarnent des codes déterminants pour le développement de relations naissantes et qu’ils deviennent des outils de surveillance lorsque celles-ci s’inscrivent dans la durée. Cette approche a également confirmé les résultats de recherches précédentes, mettant en lumière des éléments tels que la pression induite chez les émetteurs et la génération d’émotions négatives chez les récepteurs, entre autres impacts nuisibles. En définitive, il résulte que les indicateurs de présence en ligne ne façonnent plus seulement nos interactions virtuelles, mais aussi notre perception de nous-même et des autres. Malgré les efforts de précision des concepteurs au cours des dernières décennies, l’ambiguïté de la communication en ligne subsiste.
À la lumière de ces conclusions, la pensée d’Aoki et Woodruff visant à préserver l’ambivalence de la communication virtuelle est remise au goût du jour, en proposant à nouveau de brouiller les pistes d’interprétation des intentions des autres plutôt que de s’évertuer à les expliciter. Une révision du design des indicateurs de présence en ligne prenant mieux en compte les attentes spécifiques de chaque utilisateur défend par ailleurs que leur désactivation personnalisée ne permettrait pas d’assainir entièrement le rapport qu’on entretient avec eux, mais de réduire la tentation de les surinterpréter, de ressentir moins d’insécurités vis-à-vis de l’autre, et moins de pression à répondre. Au demeurant, ne perdons pas de vue que les indicateurs de présence en ligne ne sont que l’incarnation tangible d’enjeux sociaux qui les dépassent, et que toutes les pistes de design les concernant ne peuvent agir comme une solution miracle à toutes les conséquences qu’ils soulèvent.
Enfin, j’argumente que certaines applications de messagerie instantanée ont tout à gagner à ne pas autoriser leurs utilisateurs à désactiver leur présence en ligne, ou du moins à rendre l’accessibilité de leurs réglages tortueuse. En effet, à l’époque de l’économie de l’attention, les GAFAM qui dominent ces plateformes ont un intérêt économique à maximiser le temps d’écran de leurs utilisateurs, puisque c’est en leur diffusant le plus de publicités possible qu’ils accroissent leur rentabilité. Ainsi, l’utilisateur qui déverrouille sans cesse son téléphone pour voir si son interlocuteur est en ligne ou a lu son message, ou celui qui attend une réponse en train d’être saisie en scrollant sur Instagram, représentent des cibles qui n’ont pas intérêt à être écartées. Comment prioriser les besoins de l’utilisateur, quand les impératifs capitalistes dictent les règles du jeu ?
Annexes
Grille d'entretien n°1
1. Données démographiques :
Âge :
Sexe :
Statut romantique :
2. Quelles applications utilises-tu pour communiquer avec d’autres personnes ?
3. En moyenne, combien de temps par jour passes- tu à échanger virtuellement ?
4. Comment décrirais-tu ton style de communication virtuelle ? Ex : Procrastinateur·ice, réactif·ve...
5. Est-ce que tes indicateurs de présence en ligne sont activés ?
Si non, lesquels as-tu désactivés ? Pourquoi ?
Si oui, sais-tu qu’il est possible d’en désactiver certains sur plusieurs applications ?
Si oui, pourquoi les gardes-tu activés ?
Si non, serais-tu prêt·e à les désactiver ?
Si non, pourquoi ?
Questionnaire du Journal de Bord
Repense à ta journée, déverrouille ton téléphone s’il le faut, et pose-toi la question suivante : quelle a été l’interaction virtuelle la plus marquante de tes dernières 24h ?
Rappel : il peut aussi s’agir d’une non-interaction. Par exemple, une réponse que tu attends et qui n’est pas venue, ou une conversation à laquelle tu as décidé de mettre un terme en laissant l’autre en «vu ».
1. Qui était l’interlocuteur ?
2. Quelle est la nature de votre relation (romantique, amicale, familiale, professionnelle...) ?
3. Sur quelle application a eu lieu l’interaction la plus marquante de ta journée ?
4. Si tu parviens à les identifier, lesquels de ces indicateurs de présence en ligne étaient activés ?
Peut-on voir ta présence en ligne ?
Indicateur de saisie de texte : Oui / Non
Statut en ligne : Oui / Non
Mention vu horodatée : Oui / Non
Peut-on voir la présence de ton interlocuteur ?
Indicateur de saisie de texte : Oui / Non
Statut en ligne : Oui / Non
Mention vu horodatée : Oui / Non
5. Dans quel contexte a eu lieu l’interaction (en vue de planifier quelque chose, de partager quelque chose...) ?
6. Quel a été ton ressenti par rapport à cette interaction ?
Idées de questions à te poser :
Quelles émotions as-tu ressenties au fil de la journée vis-à-vis de cette interaction (de l’indifférence, de la tristesse, de la joie, de la culpabilité, de la colère...) ?
As-tu été pressé·e que la personne te réponde ? As- tu eu peur qu’elle ne te réponde pas ? As-tu observé si la personne était connectée ? Si elle avait vu le message ?
As-tu été pressé·e de répondre rapidement même si ce n’était pas un moment où tu avais du temps devant toi ? Au contraire, as-tu fait le choix de ne pas répondre, ou fait tarder ta réponse volontairement pour une quelconque raison ?
As-tu prêté attention aux indicateurs de présence en ligne qui ont encadré cette interaction ?
7. Selon-toi, qu’est-ce qui a fait que cette interaction en ligne était plus marquante que les autres ?
8. Souhaites-tu partager d’autres réflexions ?
Grille d'entretien n°2
N.B. : la plupart des questions a été adaptée en fonction de chaque participant.
1. Quel a été ton ressenti global sur l’expérience à laquelle tu viens de participer ?
2. Après avoir auto-analysé tes interactions en ligne, as-tu remarqué des comportements liés au fait de pouvoir voir les autres en ligne / être vu.e en ligne, dont tu n’avais pas conscience avant ?
3. Participer à cette expérience a-t-il fait changer ta perception des indicateurs de présence en ligne ? Ex : Envie de désactiver les tiens, ceux des autres - de certains quand c’est possible ?
4. Le fait de voir les autres en ligne ou d’être vu·e en ligne sont-elles des fonctionnalités qui influencent ta satisfaction à l’égard d’une application ?
5. T’arrive-t-il de montrer volontairement que tu es en ligne sans répondre pour provoquer une réaction chez un interlocuteur ?
6. Les indicateurs de présence en ligne influencent- t-ils ton temps de réponse aux messages ?
7. Serais-tu prêt·e à fournir un effort pour voir la présence en ligne des autres ? Ex : Faire un puzzle ? Payer ?
8. Penses-tu que changer la forme des indicateurs de présence en ligne changerait la manière dont tu les prends en compte ?
9. Y a-t-il des alternatives aux indicateurs de présence en ligne actuels que tu aimerais retrouver sur les outils de messagerie instantanée ? Ex : De nouveaux indicateurs ? Des réglages auxquels tu souhaiterais avoir accès pour ce que tu vois des autres ou ce que les autres voient de toi ?
10. Classe les trois indicateurs de présence (mention vu, indicateur de saisie de texte, statut en ligne) selon les critères suivants :
Auquel fais-tu le plus attention en général ?
Lequel est le plus utile ?
Lequel est le plus intrusif ?
Lequel génère les interprétations les plus négatives ?
Lequel génère le plus de pression à répondre ?
Duquel serais-tu susceptible de te débarrasser ?